C’est pour ça que, malgré les multiples demandes que j’ai faites auprès d’Anthëus pour qu’il accepte de le mettre ailleurs, je n’ai jamais osé le décrocher du mur où il se trouve de ma propre initiative. Je crains trop la réaction de celui-ci, si j’avais l’audace de le défier. Je sais qu’il s’emporterait contre moi, qu’il userait éventuellement de son Don pour me plier à sa volonté. Il n’aurait aucun scrupule à déchirer mon âme jusqu'à ce que je courbe l’échine devant lui et lui demande pardon. Comme mes Frères et mes Sœurs, je l’ai déjà vécu plusieurs fois, et je peux assurer que c’est un moment extrêmement désagréable pour celui qui est contraint de se soumettre à sa volonté. C’est une épreuve qui ressemble plus à de la torture mentale qu’à autre chose. Et Anthëus s’en délecte ; il savoure chaque seconde du combat que mène la Conscience de son subordonné contre son Pouvoir avec un extrême délice. Je suppose d’ailleurs que c’est de cet affrontement qu’il tire la force dont il est pourvu. Son Don se nourrit de la souffrance de son adversaire.
De fait, cette toile n’a jamais bougé de la paroi sur laquelle on peut l’admirer ; si on a assez de courage pour ça. Bien sûr, au cours des deux siècles ans qui se sont écoulés depuis que je me suis installé ici, j’ai en grande partie réaménagé le Vestibule et le Bureau ; mais pas la chambre, pour des raisons que j’expliquerai ultérieurement. Il faut dire qu’à cette époque, ceux-ci étaient dans un état de délabrement tel qu’il était indispensable d’y effectuer quelques travaux de rénovation. Non pas que le reste du Manoir n’en n’ait pas besoin non plus. Les neuf-dixièmes du corps principal de notre Demeure sont vétustes. Des pans entiers de ses façades extérieures ne tiennent debout que par miracle. Je soupçonne Edgard de ponctuellement les rafistoler avec les moyens du bord lorsque les fissures qui les lézardent les attaquent trop vivement. Le lierre qui les envahit par endroit ne fait certainement rien pour arranger les choses. A l’intérieur, les plafonds des trois salons du rez-de-chaussée sont partiellement couverts de moisissures. Les cloisons apparentes de la grande salle à manger sont constellées de crevasses ; son plafond est fendillé aux angles, et l’une de ses fêlure se répand jusqu’au chandelier qui orne son cœur. Le fumoir, comme la plupart des autres pièces et des corridors allant de l’entrée aux cuisines, sont encrassées par la poussière et les toiles d’araignées. Leurs meubles disparaissent sous des monceaux de cendres grisâtres ; sur leurs tapis et leurs sols s’éparpillent des escarbilles et des excréments de rongeurs ; ils n’ont pas été nettoyés depuis des dizaines d’années, malgré les efforts d’Edgard et de Félicie pour convaincre Anthëus d’agir en ce sens. Mais mon Père ne veut rien entendre ; et ce n’est pas ma mère qui réussira à le faire changer d’avis. Elle s’y est déjà essayée à d’innombrables reprises depuis longtemps, mais celui-ci explique à chaque fois d’une voix vibrante d’amertume et de tristesse :
« Je souhaite que ces lieux restent en l’état. Il émane d’eux une atmosphère feutrée, nostalgique, qui me rappelle l’époque où notre nom était prononcé avec ferveur dans toutes les cours d’Europe. Ils entretiennent le souvenir des réceptions que nous y tenions. Chaque table, chaque buffet, chaque siège, et chaque lampe à pétrole me fait remonter à la surface le visage des personnes qui les ont frôlé, qui s’y sont assis, qui y ont disserté avec moi des affaires importantes du monde. C’était une période bénie durant laquelle nous étions des gens connus et reconnus. Combien d’ambassadeurs, de Premiers ministres, d’hommes de lettres, de dirigeants de firme, s’y sont déplacés, y ont mangé ? Non, je ne veux pas que l’on abime cela en dépoussiérant ces témoignages de l’apogée de notre Grandeur.
En outre, c’est ici qu’en ce qui concerne l’Epoque Moderne, s’enracinent les Origines de notre Famille. Cette bâtisse a été construite d’une manière particulière dans le but de nous accueillir. Le mobilier qui a été dessiné et installé à l’intérieur de ses murs possèdent des spécificités qui ne peuvent – et ne doivent pas – être modifiées. Il est indispensable de les préserver dans l’état où ils ont été érigés. ».
Dès lors, le Manoir continue de se détériorer. Progressivement, ses boudoirs, ses galeries, ses halls poursuivent leur lente agonie. Edgard a beau essayer de les ranimer un tant soi peu, rien n’empêche la décrépitude de s’installer. Et à certains endroits, elle est telle que l’on doit faire attention où on met les pieds, afin de ne pas accélérer leur délabrement. Dans tel couloir, il ne faut pas longer cette paroi, sinon la béance de quelques centimètres de diamètre dissimulée sous ce revêtement risque de s’élargir au point d’emporter la moitié du passage. Au bas de tel escalier, il n’est pas recommandé de se retenir à cette balustrade, si on ne désire pas qu’elle nous reste dans les mains. Dans tel salon, il n’est pas conseillé de vouloir ouvrir telle vitrine pour y observer ces antiquités, sinon le meuble a des chances de s’émietter sous nos yeux. Et ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres.
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