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Nouvelles confirmées : Le blé qui tombe…
Publié par abdelvetah le 10-12-2012 12:30:00 ( 1435 lectures ) Articles du même auteur
Nouvelles confirmées



C’est la Journée de fête, dans ce petit quartier excentré de la ville. Où les demeures se résument à des baraques, faites de bois récupéré. La journée du blé. Hanna se lève difficilement. Elle fait un pas, deux pas, se masse le dos, étire ses bras, pour mieux réfléchir, peut-être, à la besogne qui l’attendait. Elle sort de la petite baraque, et, narines ouvertes, respire à grands traits l’air marin, tout en scrutant l’horizon. Quelques véhicules passent sur le ruban noir. Hanna observe les voitures. Des voitures légères, toutes. Sans intérêt. Hanna n’a jamais vraiment compris les petites voitures. C’est vrai, se dit-elle intérieurement, qu’elles transportent les personnes. Mais, des personnes, rien ne tombe. Les personnes ne laissent jamais rien d’utile derrière elles. Sauf, peut-être, une salve de salive, crachée en direction des tranquilles passants qui restent sur le trottoir. Ou des mégots de cigarettes brûlants.
Visage fade, yeux lointains, joues creuses, front raviné par les rides, mains d’une rugosité de papier de verre, elle contemple, en ce début de journée de mars, par delà le goudron qui relie le port et la métropole, le sable amassé en dune qui cache la mer. Dans la mer, il y a une merveille. Chez les femmes, il y a deux merveilles, se souvient-elle : c’était la phrase leitmotiv que débitait son défunt mari, portefaix au port d’à côté, à chaque fois qu’il rentrait d’une journée de labeur. C’est comme si elle le revoyait encore, dire et redire cet aphorisme arabe, pendant qu’il déballait son aubaine inespérée du jour, faite de barres de savons mouillées, de sucre avarié, de pâtes alimentaires endommagées et de bien d’autres menus produits altérés par les eaux de la mer, au cours des longs trajets des bateaux.
Hanna sait déjà très bien que dans la mer, il y a bien des merveilles. Il y a le poisson, c’est vrai. Il y aussi ces fabuleux bateaux qui transportent mille et mille choses impressionnantes. Elle sait très bien aussi que cette ville, l’autre ville, la vraie, qui est à quelques kilomètres de là, est générée par la mer. Elle doit son existence à la mer, d’où des milliers de produits sortent chaque jour que Dieu fait. Des milliers de produits qui font de la ville une vraie ville. Qui lui donnent la vie et l’existence. Une seule merveille capable de donner toutes ces belles choses à la ville. De donner une ville. La faire naître du néant des sables. Et lui permet de se relever. De se tenir debout. Deux merveilles, ricane-t-elle. Qu’est-ce qu’elles donnent aux femmes ? Où sont-elles, d’ailleurs, ces deux merveilles ? Pas de réponse à cette question. Question qu’elle a toujours posée à son mari. Mais, à laquelle, il ne trouvait à dire : Elles sont là-bas, elles sont là-bas, dans tes profondeurs. Voilà ce qu’il lui lançait à chaque fois.
Ses enfants crient et emplissent la minuscule baraque de leurs piaillements et de leurs cris. Les quatre garçons doivent prendre le chemin de l’école publique à quelques encablures d’ici. Leurs outils d’écoliers se résument à deux ardoises fissurées, quatre bouts de cahiers, deux manuels scolaires, sans âge, et quatre stylos, sans capuchon. Elle fait chauffer les restes du repas de la veille. Un peu de bouillie qu’elle répartit dans quatre jarres en plastique, avant que chaque écolier ne saute sur son bol et en ingurgite le contenu, en un rien de temps.
La veille, la soirée avait été longue. Très longue, pour Hanna qui attendait, depuis bien longtemps, l’arrivée du bateau au port. Au crépuscule, Hanna était allée s’assurer par elle-même de l’arrivée du blé. Tous les camionneurs étaient bien là. Les camions stationnés, en file indienne, dans l’attente du déchargement de la marchandise. L’ami intime de son défunt époux s’était déplacé chez elle, pour lui annoncer l’heureuse nouvelle : le déchargement est prévu pour sept heures trente du matin. Quand toutes les formalités seront terminées, le premier camion quittera le quai vers neuf heures.
Hanna doit se mettre à préparer une journée de labeur. Une journée de soleil, de vents, tantôt froids, tantôt chauds, selon l’humeur d’un climat capricieux, changeant d’une heure à l’autre. Elle fait sortir quelques sacs vides d’une vieille malle installée au coin de sa baraque. Elle appelle sa fille aînée pour lui demander de les nettoyer et les déposer à côté de la porte. Ensuite elle ramasse quelques morceaux de tissus, déchirés, comme hachés ; qui ne diffèrent pas vraiment de ses propres habits, de son voile et de sa robe usés.
Il est presque huit heures. Les enfants ont pris le chemin de l’école. Elle et sa fille aînée prennent celui du blé. Elles se partagent les charges. Pour elle, l’espèce de toile faite de lambeaux cousus ensemble, qui servira à dresser une hutte, au bord de la route des camions ; cet abri leur permettra de se reposer et de stocker provisoirement le blé ; et pour sa fille, les sacs, où la capture sera déposée.
Arrivées au bord de la route en asphalte sur laquelle devait passer les camions, Hanna et sa fille commencent à monter la petite hutte : quatre piquets fichés dans le sol, de manière à former un petit carré ; au-dessus, elles étalent leur haillon mité.
Hanna a choisi d’installer sa tente, juste en face de la partie la plus abîmée du goudron. Là, les camionneurs ne sauraient éviter tant de crevasses sans secousses. Et les secousses produisent le blé. Autant de secousses autant de grains de blé qui tombent sur les bords de la route.
Le voilà. Il avance, en filant. Le premier camion. Juste ce qu’il faut. Un camion, un vieux camion, dont le caisson est criblé de partout. Et, les sacs surpassent sa hauteur. Beaucoup de grains, en perspective.
Les concurrentes de Hanna sont, elles aussi, déjà installées. Chacune a son petit territoire. Chacune respecte scrupuleusement les frontières et l’intégrité territoriale de l’autre. Ce sont des petits états qui se construisent, le temps d’une saison. La saison du blé.
Le premier camion passe. Quelques grains tombent au sol. Hanna attend le passage du cinquième camion, pour avoir une quantité de blé qu’elle peut ramasser facilement. Autrement, il lui faut l’habilité et la persévérance d’un bec de poule afin de picorer les grains. Au passage du sixième camion, il y avait déjà des petits amas de grains çà et là, sur le territoire de Hanna. Un sourire monte sur ses lèvres desséchées. Munie de son sac, elle s’accroupit devant un monticule de grains de blé. Elle remplit les paumes de ses deux mains, collées côte-à-côte, de grains de blé qu’elle déverse, par la suite à l’intérieur du sac. Non loin d’elle, sa fille : mêmes gestes, même besogne ; agrippée à son blé, elle en emplit ses petites mains, avant de le reverser dans son sac, à la même cadence que sa mère.
Le bateau du blé vient de loin, très loin. De l’Ukraine, souvent, du Brésil, parfois, ou de l’autre côté des Amériques. Les grains de blé que Hanna caresse affectueusement ont parcouru bien des routes, de longues routes, terrestres et maritimes. Et, voilà que des vastes et lointains territoires, les grains échouent, à des milliers de kilomètres, dans le petit territoire de Hanna.
Plus le camion est vétuste, plus les sacs sont fendus, plus il y a de bonheurs pour les petites ramasseuses de blé agenouillées, tout au long de la route en asphalte. Si bien alignées, de la sortie du port, jusqu’à l’entrée de la société des moulins.
Le soleil, au zénith, commence à plomber de toute sa chaleur les minuscules territoires. Hanna se retire dans la hutte, où l’attend déjà sa fille, accompagnée, depuis peu par ses frères, rentrés de l’école. Le déjeuner se prépare ici-même. Le blé est là. Quelques morceaux de charbons de bois, de l’eau, un peu de sel et de l’huile, et la marmite commence à bouillir. Les enfants préfèrent toujours manger le blé cuit en grains, à la bouillie. La journée du blé est une fête, pour eux, et un dur labeur pour la maman et la grande sœur. Laisser les camions passer, le temps d’une sieste après le repas, sous la petite hutte, avant de reprendre le ramassage vespéral. Levez-vous, il faut bien remplir tous les sacs, les ramener chez nous, tant qu’on y voit encore clair, dit Hanna à ses fils.
Le soleil décline un peu. La corvée reprend. Hanna remet à ses enfants, un sac pour deux. Elle en garde un, elle en donne un autre à sa fille ainée. Le petit territoire de Hanna a repris une nouvelle aspérité après la sieste. Plusieurs amas de grains de céréale se forment, telles des petites pyramides, un peu partout. On s’accroupit. Et, on ramasse. Les camions continuent de passer, encore plus vétustes, encore plus débordant de sacs, encore plus généreux envers les ramasseuses.
Au crépuscule, les sacs étaient déjà relativement bien remplis. Hanna et sa fille ainée tirent les sacs, un à un vers la petite hutte. De l’autre côté de la route en asphalte, le benjamin et le cadet s’emploient à tirer leur sac. C’est bien lourd, mais ils tirent. Ils ne veulent pas laisser un seul grain et ils tirent. Il fait noir déjà. Ils tirent encore. Pendant ce temps, la mère, l’aînée et les deux autres enfants s’affairent à combler les sacs mi-remplis. Les deux gamins tirent toujours. De la main du cadet glisse le bout du sac. Une trainée de blé s’éparpille sur la route. Le petit s’agenouille pour ramasser le butin perdu.
Il emplit ses deux mains de grains. Son frère crie : Attention ! Lâche le blé ! Trop tard : le camion a déjà écrasé la tête du petit. La mère, l’ainée et les autres frères courent en hurlant rejoindre le cadet de la famille. Le camion immobilisé, l’enfant au-dessous du châssis. Sa main droite, tendue, conserve, encore quelques grains de blés dans sa paume.


Abdelvetah Ould Mohamed

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Les commentaires appartiennent à leurs auteurs. Nous ne sommes pas responsables de leur contenu.
Auteur Commentaire en débat
saulot
Posté le: 10-12-2012 13:13  Mis à jour: 10-12-2012 13:13
Plume d'Or
Inscrit le: 23-06-2012
De:
Contributions: 445
 Re: Le blé qui tombe…
C'est une histoire triste mais très bien écrite. Je crois qu'elle s'inspire de faits réels, ce qui est franchement navrant.
Bacchus
Posté le: 10-12-2012 17:14  Mis à jour: 10-12-2012 17:14
Modérateur
Inscrit le: 03-05-2012
De: Corse
Contributions: 1186
 Re: Le blé qui tombe…
J'ai également aimé l'écriture.
Cette misère digne se rencontre, hélas, sous toutes les latitudes. Il faut parfois payer très cher sson pain quotidien
Merci pour ce beau texte
Loriane
Posté le: 11-12-2012 22:45  Mis à jour: 11-12-2012 22:45
Administrateur
Inscrit le: 14-12-2011
De: Montpellier
Contributions: 9500
 Re: Le blé qui tombe…
L'écriture est excellente, et je l'ai beaucoup appréciée.
Juste trois détails : la répétition de ville est (à mon avis) un peu lourde
Citation :
"Elle sait très bien aussi que cette ville, l’autre ville, la vraie, qui est à quelques kilomètres de là, est générée par la mer. Elle doit son existence à la mer, d’où des milliers de produits sortent chaque jour que Dieu fait. Des milliers de produits qui font de la ville une vraie ville. Qui lui donnent la vie et l’existence. Une seule merveille capable de donner toutes ces belles choses à la ville. De donner une ville"

Citation :

Elle fait sortir quelques sacs vides d’une vieille malle i

J'aurais préféré "elle sort quelques ...
Mais ça n'est que mon avis.

et la dernière chose :
Citation :
Le petit territoire de Hanna a repris une nouvelle aspérité après la sieste

Je ne comprends pas très bien le sens de cette phrase.
Aspérité dans le sens d'accumulation de grain ?

Sur le fond je ne peux pas dire plus que, la mort d'un enfant sous les roues d'un véhicule est une image trop insupportable alors je préfère zapper. Combien d'enfants victimes ? trop !
C'est pourquoi je passe, depuis très longtemps , beaucoup de temps à Unicef, et le mois de Décembre en entier, mais je sais que c'est insignifiant, c'est une goutte dans la mer.
Merci
emma
Posté le: 12-12-2012 11:16  Mis à jour: 12-12-2012 11:16
Modérateur
Inscrit le: 02-02-2012
De: Paris
Contributions: 1494
 Re: Le blé qui tombe…
J'ai vraiment aimé ce texte.

Ces pauvres gens qui n'ont plus d'agriculture et qui viennent ramasser les miettes de la mondialisation. Ce pauvre gamin qui perd la vie pour quelques grains de blés...

Tout y est, tous les ingrédients sont là. Le lecteur ne peut rester indifférent.


Merci
Loriane
Posté le: 12-12-2012 18:00  Mis à jour: 12-12-2012 20:07
Administrateur
Inscrit le: 14-12-2011
De: Montpellier
Contributions: 9500
 Re: Le blé qui tombe…
je ne sais pas si c'est un récit actuel, la mondialisation ne change que les pays qui le souhaitent, je ne sais pas si ça à voir avec la mondialisation mais je ne le crois pas du tout , c'est bien plus complexe que ça.
Des jeunes enfants meurt dans les mines en Amérique du sud, dans leur pays depuis longtemps, au bénin des petits tombent du dos de leurs mères quand elles escaladent la montagne avec une échelle de liane, parce que la tribu d'à côté ne veut pas leur laisser l'accès à leurs champs, en Asie les petits meurt les yeux pourris par des infections ... en Inde ils crèvent abandonnés comme des chiens sur des dépôts d'ordures qui leur sert de ville ,en Europe, il n'y a pas si longtemps les enfants de 8 ans poussaient les wagonnets dans les mines, ou bien comme mon père, se blessaient gravement au champs à six ans seulement ..., dans certains pays de l'Est (aujourd'hui) ils sont dans les égouts comme des rats, la quantité d'enfants en souffrance qui meurent très jeunes n'a rien à voir avec la mondialisation, mais certains pays (qui pratiquent encore l'esclavage en plus) préfèrent rendre la mondialisation ou les autres responsables de tout. pour sortir de la misère il faut travailler ben sûr, mais il faut aussi se sentir solidaire des autres, "protéger la veuve et l'orphelin", tous marcher ensemble, ce que j'ai vu moi, c'est l'armée être obligée de rester sur place pour protéger les femmes seules des hommes de leur village qui venaient les frapper pour leur voler la nourriture distribuée par les ONG ou qui au mieux les laissaient tomber, elles et leurs gosses avec une indifférence insupportable, les femmes et les filles violées au Congo dans des conditions monstrueuses ... La liste est si longue que l'on peut parfois se désespérer.
Je crois que la responsabilité n'est pas seulement celle d'un état, d'un système, c'est surtout, celle de celui qui est à côté et qui ne fait rien. Que chacun travaille et se sente responsable de son prochain.
Moi, ce que je vois dans ce texte, c'est ce que j'ai vu en Afrique, ce qui est constant là-bas : une femme seule avec ses gosses, abandonnée sans aide, les hommes eux se battent, palabrent ou magouillent. Oui les femmes et les enfants sont à plaindre et à aider.
aliv
Posté le: 20-04-2013 12:03  Mis à jour: 20-04-2013 12:03
Plume d'Argent
Inscrit le: 25-03-2013
De:
Contributions: 290
 Re: Le blé qui tombe…
Un texte bien triste mais très bien écrit.
j'ai pris un grand plaisir à lire.
Mes préférences



Par une aquarelle de Tchano

Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui bat d'une aile à dessiner
Qui bat d'une aile à rédiger
Par une aquarelle de Folon
Il vole à moi un vieux cahier
Qui dit les mots d'anciens poètes
Les couleurs d'une boîte à crayons
Il souffle des mots à l'estrade
Où il évente un émoi rose
A bord de ce cahier volant
Les animaux font des discours
Et les mystères vous font la cour
A bord de ce cahier volant
Un âne triste monte au ciel
Un enfant soldat dort la paix
Un enfant poète baille à l'ourse
A bord de ce cahier volant
Vénus éteint la douce brune
Lune et clocher vont bilboquer
L'eau le soleil sont des amants
Les cages aux oiseux sont ouvertes
Les statues font des farandoles
A bord de ce cahier volant
L'hiver soupire le temps passé
La porte est une enluminure
Les croisées des lanternes magiques
Le plafond une aurore polaire
A bord de ce cahier volant
L'enfance revient pousser le temps.
.

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