La maison en coquillages 20
Elle n'avait pas refermé la porte que sa mère hurla. "j'croyais t'avoir demandé de faire vite, tu veux que je t'apprennes à traîner ? Où est ton père ?" Linette sentit arriver le problème, mais à peine allait-elle ouvrir la bouche pour annoncer son échec, qu'elle entendit le pas lourd de son père en bas de l'escalier. " il arrive" annonça-t-elle. Ouf, se dit-elle, mais qu'est-ce qu'on va manger ? "Daniel t'as fini tes devoirs ?" Daniel était déjà assis à table, son assiette repoussée vers celle de papa pour faire la place à son cahier et sa trousse. "j'comprends rien " gémit-il. "Linette aide le et dépêche toi" La grande sœur, âme vaillante connaissait parfaitement, en quoi, souvent, consistait son devoir : comprendre, aider, souvent, les autres dans leurs devoirs. Le texte expliqué, les additions terminées, Daniel rangea sans déplaisir ses affaires pour répéter une fois de plus : "qu'est-ce qu'on mange ?" Linette s'était déjà demandé si ce n'était pas là les premiers mots que prononçaient les petits frères avant même de parler. "Y reste de la soupe de ton père et y'a qu'à faire des frottes à l'ail" Linette s'était glissée dans la chambre pendant que Daniel mettait son cartable à côté du sien qui était resté fermé depuis son retour de l'école hier. Les deux sacs de classe avaient leurs places près du grand pot de chambre, et près des grosses chaussures, derrière l'affreux tissu qui pendait de la planche que maman appelait penderie. Dans la pénombre de la chambre, elle s'accroupit près de Diane, elle lui parla pleine de compassion, elle la caressait tendrement et faisait des vœux pour qu'elle guérisse vite. Elle chuchotait des paroles à la chienne allongée sur sa couverture. "Tu sais ce sera bientôt l'ouverture de la chasse, papa voudra que tu viennes avec lui il faut que tu guérisses vite, tu as mal ?..." "Linette, merde ! qu'est-ce tu fabriques ?" L'appel était clair, Papa était en colère. Assis, le dos à la porte de la chambre, il trônait avec tous ses outils indispensables à un bon repas : son quart de l'armée à lui, son couteau à lui, son poivre à lui, son sel à lui, son harissa à lui, et étalé devant lui, son journal "L'Humanité" à lui, qu'il n'avait pas fini de lire et qu'il allait commenter tout en lisant et tout en mangeant. D'habitude maman se mettait en colère lorsque le journal penchait par dessus son assiette. "René ton journal, merde !" Mais ce soir les disputes n'avaient pas l'air d'être au programme, le programme pour maman était le théâtre OMO. "Ah, tu vas encore écouter tes conneries ! qu'est-ce qu'il y a ce soir ?" " ce soir, c'est le mystère de la chambre jaune" Papa ne répondit pas, il méprisait ces goûts de "bonnes femmes". Papa prenait toute la place en haut de la table, Linette était sur sa droite, le dos à la fenêtre du balcon, à côté d'elle, la petite sœur, puis ensuite maman, près de la cuisine, comme il se doit pour la maitresse de maison, et face à elle se trouvait, Daniel. Il était prés du lit cage encore fermé à cette heure. Il était coincé là-bas car il n'avait pas besoin de se lever. Un garçon ne se dérange pas à table. Papa parlait de sa politique et avalait sa soupe au pain quotidienne. Comme très, souvent Linette le vit, soulever une fesse et lâcher un bruit sonore qui roulait et résonnait sur sa chaise. " René, t'es dégueulasse, et devant les gosses, tu peux pas sortir, non ?! " Linette regardait, entendait sans écouter ce scénario habituel, connu, archi connu d'elle, ainsi que les demandes si inutiles de maman, toujours les mêmes phrases, le même ton de colère, pour rien du tout, pour ne jamais rien changer. "M'emmerde pas c'est naturel, fais pas la bourgeoise !" Et toc, "C'est naturel, mais ça pue!" Et tac; "Linette t'as coupé du pain pour les frottes ?" "Oui, papa" "Ben alors y faut que j'aille les chercher dans la cuisine peut-être ? Avec deux bonnes femmes à la maison, il faut en plus, que ce soit moi, après une journée de travail, qui fasse le service ??" Linette se leva pour aller chercher dans la cuisine les grosses tranches de pain, les gousses d'ails, et le gros morceau de lard blanc. Chacun frottait son pain avec sa gousse, et grattait le dessus du lard pour en étaler une couche blanchâtre sur la croute de pain brillante. Les bouteilles de vin, "postillons" à 11°5, trônaient au milieu de la table, devant les yeux de Linette, et servaient de lutrin à "L'Humanité". Papa remplissait régulièrement son quart de métal, dont l'assise était étroite en raison de sa forme évasée vers le haut. Ce quart plein ou vide, ce ciboire était aussi sacré que le calice de Monsieur le curé. Linette par expérience, savait que le renverser, par maladresse, par inadvertance, pouvait se terminer en catastrophe inoubliable. Ce quart ne devait jamais être lavé, ne devait jamais faire partie de la vaisselle à faire, et maman l'avait appris à ses dépends. Pour avoir ignoré que ce récipient précieux pour le père de famille, ne devait jamais, au grand jamais être frotté ou récuré, un jour, maman, et Linette venue au secours de celle-ci, avaient été toutes les deux battues de manière à ne pas oublier qu'un quart, attribut de l'homme devait garder son côté noir et viril, et ne devait être jamais, au grand jamais, récuré. Parfois lorsque Papa avait un reste de vin rouge bouchonné ou qu'il voulait simplement changer de bouteille, il renversait son reste de vin en le projetant au loin, sur le parquet en un geste circulaire, large, ample de semeur. Parfois il jetait aussi les os aux chiens sur le même parquet que maman lavait et cirait. Il conservait les mêmes habitudes, les mêmes gestes, dans ce minuscule logement de banlieue Parisienne, que lorsqu'il était encore en Dordogne attablé, dans la grande pièce de la ferme, après son retour des champs, ou de la chasse. Pendant ce temps maman essayait d'instaurer l'usage des patins, dans ce petit espace. Pourquoi, ils s'étaient mariés ? Linette ne comprenait pas. Ces deux là étaient vraiment bizarres, pensait souvent l'enfant. Comment comprendre ces adultes, elle y pensait souvent. Linette, ses dents d'adultes toutes neuves, plantées dans la grosse frotte à l'ail qui lui débouchait le nez, se répétait qu'une âme vaillante aime toujours son prochain. Et voilà c'était comme ça.
Lydia Maleville |