Qui jouera au mieux le jeu ?
Quais de Saône. Les mots de la musique tzigane de Hongrie me voient marcher de l'autre côté du trottoir, tête basse. Ces mêmes mots me regardent parvenir à peine à me cacher sous mon beau chapeau en feutre noir « Guerra ». Et puis, la pl uie. Toujours la pluie du dehors qui m'aide un peu à me donner bonne raison de hâter le pas ; toujours cette foutue flotte qui soutient mon esprit tout pelotonné pour passer pour transparent sous les mille yeux exorbités de tout un univers en démence... Et puis le voilà qui m'interpelle. C'est lui. Zut ' Zut ! Zut ! Je l'entends d'abord vaguement, sans tourner la tête, plutôt que de l'écouter vraiment. Et puis je me reprends soudain : je ne puis faire le passant distrait, trop pris dans ses soucis quotidiens. Il me faut réagir et répondre. Me vendre mon bouquin sur la musique populaire hongroise et ses instruments ? Je cherche à ne pas comprendre, à m'extirper de ce mau vais pas : me rendre* un bouquin sur les tziganes* de Hongrie et leur* musique* ? Non, je crois que vous vous êtes trompé de bonhomme, monsieur ! Si je me suis trahi ? Mais voyons, ce n'est pas moi ! Je me mets alors à reconnaître le type. Peut-être pour être sûr que la cage se referme bien autour de moi : un chapeau haut de forme noi r. Une veste noire Chevignon . Des lunettes aux montures en verre, trop grandes pour tout un visage creusé. Aux pieds une paire de bottines marron raffinées à fourrure d'alpaga. Oui, il s'agit bien de mon homme. Comment ne pas faire transparaitre que je n'ai aucu n billet en poche ? Je vais passer pour un fou à lier et c'est dans la poche ! Comme c'est curieux, monsieur : lorsque je vous regarde, il me semble reconnaître en vous mon image dans la glace embuée de la grisaille . Si le froid rend fou ? Bien sûr que non. Montrez moi votre portefeuille que je suppose très rempli. Il me le tend : j'avais raison. Je suppose que ce même portefeuille contient une carte SNCF, une carte de la RATP, une carte Air France, une carte falsifiée du Secours Catholique. L'homme me met l'objet en main afin que je l'effeuille. Que vois-je à l'intérieur ? Les quatre cartes personnelles, toutes au nom de Jean ** Gardon . Que je connais trop bien du reste. Comment ? Si je suis l'envoyé de Satan ? Si je suis l'envoyé des sorciers redoutables ? Parfaitement. Et je puis voler et récupérer en votre mémoire toute ma meilleure aventure le temps d'un dimanche terne et pluvieux . Car il est évident qu'il fait aujourd'hui u n froid à mettre un Rrom dehors. Vous dites que j 'ai levé mon masque ? Oui parfaitement monsieur car je suis un Rrom hongrois et que je n'ai nul besoin de connaître la musique hongroise que je joue quotidiennement et puis aussi pour les grandes occasions***. Je connais trop bien les cithares en citrouille de la Grande plaine hongroise , les cornemuses de Szeged à tête de jeune femme, les vieilles du XXème siècle et les « flûtes longues ». Pardon ? Ce n'est pas vrai ? Si bien sûr, puisque je suis un fou savant. Je suis un savant fou puisque je me fais passer pour un Rrom au teint blanc et à l'allure impeccable de vagabond****. Je suis fou puisque j'ai chez moi un cymbalum, puisque je m'appelle Kalman Balogh***** en personne ' Pour qui me prends-je ? Pour moi c'est sûr ! Je sais parfaitement que la musique hongroise est grande et précieuse (selon les dires de Béla Bartôk!) Je sais aussi très bien qu'à les écouter entre les lignes on peut affirmer que les musiciens tziganes sont tous des virtuoses. De plus, nul ne me contredira si j'avance avec assurance que cette musique traditionnelle est dépaysante, décoiffée, rafistolée et vétuste. Plait-il ? Très bien très bien ; vous allez me poser trois questions. Il faudra que je vous réponde et l'on verra si je suis aussi instruit que j'en ai l'air... Le lassu-friss ? Il s'agit bien là de passion pour la violence du contraste : la lenteur évoque ladésespérance et la rapidité, la frénésie. Je note ici un effet de circularité. Qu'est-ce que la « gamme tzigane » ? C'est une gamme d'origine asiatique formée sous l'influence pentatonique : les mélismes de la musique hongroise s'épanouissent avec les broderies vocales de Transylvanie, les appogiatures et surcharges d'ornementation des Tziganes , la coloration à l'européenne. Le baga ? C'est u ne technique qui consiste à faire le rythme avec la bouche et avec tout son corps. En hongrois, le terme bOgo signifie « basse vocale » qui ressemble à la rythmique de la contrebasse. Ainsi, cette « euphorie rythmique », héritage de l'Inde, mène à l'ivresse de tout un peuple en transe. Si vous m'avez démasqué ? Je ne crois pas, cher monsieur. Si si ? Ah bon ? C'est alors qu'une voix résolvante poursuit humblement dans ma tête : « Je vous ai démasqué, monsieur Gardon et sachez que vous portez très bien votre nom******. La vérité à entendre, c'est que vous êtes un afficionado de la musique tzigane . Vous croyez tout savoir car vous avez l u Les tsiganes de Hongrie et leurs musiques de Patrick Williams paru chez Actes Sud en 1996 mais en fait il manque un ouvrage à votre collection et ce livre-là , c'est La musique populaire hongroise et ses instruments des éditions Corvinia de Budapest. Maintenant je vous reconnais précisément à ce froid que vous colportez partout autour de vous mais qui ne parvient à m'envahir. C'est bien vous qui m'aviez demandé la semaine dernière de mettre ce livre de côté et je ne sais pourquoi à présent vous tentez de vous dédire... En fait, vous mourrez d'envie à l'idée d'insérer l'ouvrage dans votre bibliothèque. Si je vous dis tout cela, c'est précisément parce que vous n'avez pas de chance : je suis aussi un spécialiste de toute la singularité tzigane en musique et j'ai préféré finalement garder pour moi ce très beau livre pl utôt que de le céder à des mains qui préfèrent écrire du barati n au l ieu de jouer enfin les musiques des « fils de vent ». En fait, j'ai tout manigancé pour vous mener tout droit à votre perte et c'est moi qui resterai à jamais le plus grand rôle ... »
* = rendre au lieu de vendre, tziganes au lieu de tsiganes et leur musique au lieu de leurs musiques. ** = Cf. le « saut du feu » à la Saint Jean. *** = Cf. les tarafs des villages tziganes en fête. **** = Cf. Les Vagabonds de Maxime Gorki. ***** = Cymbaliste virtuose de Hongrie par opposition à Toni Iordache en Rou manie. ****** = Le gardon, instrument de musique tzigane ressemblant au violoncelle occidental.
Yohann Gardon , novembre 2013 pour atelier « Chemin de traverse », Brignais.
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