Libérations de l'Ogre de Barbarie
Il y avait au Jardin de Ville de Grenoble ce vieil orgue de Barbarie ; toujours à la bonne heure s'improvisait le dénommé Crève— Cœur avec sa boîte à musique mécanique presque aussi petite que la divine serinette des pavés, son gilet de chanteur des rues de toujours et puis sa gavroche de titi parisien ; il y avait des refrains en bois d'artisanat dont on a fait aujourd'hui son deuil pour des musiques électriques ou électroniques sans âme; il y avait surtout des petits brins d'refrains passés venus de Paname qui sifflotaient au fil des trous les bistrots mal famés de la rue des Abbesses, de la rue des Martyrs et puis les vauriens et les hiboux de Belleville et puis les apéros belotés dans les estaminets au sortir de la seconde guerre mondiale, à l'heure de la Libération de Paris ; il y avait des tours et des tours de manivelles, des hectares et des hectares de cartons perforés à déplier pour célébrer le Lapin Agile de Montmartre et son Frédé à la guitare, ses peintres et ses poètes de la Butte qui se retrouvaient rue des Saules pour boire et chanter « La Femme du roulier », « Le Temps des cerises », « Le 31 du mois d'août » mais aussi des sonnets de Ronsard et des vers de Villon ; il y avait aussi le fameux Bateau— Lavoir de Picasso, surnommé ainsi par Max Jacob par analogie avec les bateaux dans lesquels les lavandières lavaient leurs linges, le long des rivières, bateaux aux carcasses elles aussi biscornues et bringuebalantes; des tours et des tours de manivelles éternels pour dire musicalement les mots de la bohème aux alentours du Sacré—Cœur, les mots alcoolisés d'un vignoble de petit renom et puis le « Bestiaire de Paris » de trois sous de l'auteur voyageur de Syracuse à lunettes, Celui qui avait scellé pour l'éternité l'inestimable « Mémère »; il y avait au Jardin de Ville de Grenoble le promeneur connaisseur qui, toujours, dansera dans une guinguette en bord de Marne avec la plus Belle, Casque d'Or, avant de se préparer pour un duel sanglant au couteau des apaches; il y avait au Jardin de Ville tout Carco, tout un Paris « emparigoté » où dominaient l'œuf dur, le zinc, le paquet de Gauloises bleues et la toile cirée ; c'était le Paris des concierges et de la vie de quartier; il y avait tout Carco et ses bars à putes , ses refrains libertins sur l'amour éphémère tout rose ; il y avait aussi quelque chose de Dorgelès, de Mac Orlan, juste pour le Baiser magistral et sulfureux entre Jean Gabin et Michèle Morgan ; il y avait surtout un air populaire à la Léon—Paul Fargue, des rues des quartiers de travailleurs, « tristes comme une porteuse de pain congédiée », des quartiers de fumées dormantes, des gares, des cheminées, tout au nord de la ville, au—delà même du boulevard de la Chapelle, là où les rails du chemin de fer brillaient sous le crachin du soir et, au matin, sous la rosée du printemps, ces quartiers « où la ville allait mal», qui sentaient le vermouth et le crottin de cheval, l'apéro et l'eau de Javel des lessives; il y avait surtout le Paris nocturne avec ses bars, ses cirques, ses bordels, ses terrasses de cafés , ses brasseries, bref, son « Piéton » ; il y avait au Jardin de Ville de Grenoble la voix claironnante d'un peintre juif italien qui dessinait comme un dieu des profils de putains et qui, totalement ivre, s'écroulait sur le bitume dans un caniveau obscur à quatre heures du matin ; il y avait aussi ces quintes de toux d'un confrère, laid et boiteux, qui, un poil moins saoul, le laissait achever son suicide pour rejoindre la couche de cette fameuse danseuse de french—cancan du Moulin Rouge et son ambiance délirante, froufroutante de la place Blanche ; il y avait au Jardin de Ville de Grenoble toutes les fioritures des morceaux de l'accordéoniste Jo Privat avec tout son cortège de musette et cela, en compagnie du célèbre Manouche Django et son doigt manquant; il y avait au Jardin de Ville de Grenoble tout le Gaumont Palace de la place de Clichy, le plus grand cinéma du monde, un gigantesque navire plein à craquer tous les dimanches pour les films d'Abel Gance et pour ceux de Cecil B. De Mille; il y avait surtout les Escaliers mythiques de la Butte si chers aux Poulbots et puis aussi le Tout—Barbès et sa Goutte d'Or aux accents du Maghreb en fête; il y avait des touches musicales bleutées sorties par un lâcher—prise langoureux, engourdissant et humidifié des doigts de l'inventeur du cubisme, des portraits en chansons où chaque bleuité évoquait un gueux ratatiné, avachi là où à présent se dresse un magasin Tati ; il y avait surtout au Jardin de Ville de Grenoble l'air de ce poème qui courait librement telle l'eau sale sur les trottoirs de Pigalle, là où « fleurissaient comme les fleurs de la luzerne les seins de Lola… » ; il y avait surtout au travers des rubans les vomissures jaunies des égouts à la sortie des bistrots louches de China Town, place de Clichy; il y avait au
Jardin de Ville de Grenoble un tout petit orchestre à la portée du petit peuple de Paris, des ritournelles anonymes de tous les jours fredonnées par la Môme Piaf à la manche de laine manquante, et puis reprises ensuite par toutes les petites gens, friandes de coups d'blanc aux petites aurores et d'argot chez les vrais de vrais, à la Bruant; pour les moins argentés, les fauchés, il y avait surtout au Jardin de Ville de Grenoble des envolées lyriques musicales par octosyllabes roses en « chambres d'un moment... »; il y avait tout de même aussi des clés précieuses, portées en premier lieu par les « the nanas » en lingerie fine et aux voix si rudes, puis prêtées après aux gens de la haute, aux bourgeois en hauts de forme, toujours impeccablement mis...
Yohann Gardon, atelier «Ecriture de soi, autobiographie », avril 2015, Brignais.
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