A la Feyssine...
On pénètre comme par adéquation a la Feyssine: c'est le jargon encore lointain et pourtant si familier d’une association qui milite pour la scolarisation des enfants des squats, n’est-ce pas? On avance encore doucement entre le cimetière américain et puis l’autoroute — et cela pour combien de temps? — pour ne rien déranger — tout est bruyant tout est mort aux alentours — un brouhaha de plomb vient se coller à notre Aura — des mamans robustes donnent à manger a la cuillère à leurs enfants, presque tout nus — on avance à notre tour, tout dépouillés comme des yeuses d’hiver - le ciel en nous, suivant au-dessus, est sale et enterré — la grisaille pénètre chaque recoin, chaque creux, chaque proéminence — on sent l’odeur moite de la tôle du début d’automne — on s'habitue — et puis le bruits des fumées des papas qui s'usent — effets miroirs — on regarde tout et tout en nous bouge pesamment — même les cabanes abandonnées l’espace d’une heure, les caddies emplis d'immondices, nourriture pour les rats — on va la où leurs regards nous mènent, toujours du côté de l'étrangeté a briser par un sourire, toujours du côté de notre rafistolage — on écoute le bruit de nos chères cartes aux quatre coins d'un morceau de bois encore cloué — on va la où la survie nous accueille — on franchit a pas de loup leur cosmos en haillons, leurs cheveux troués par le gel - on est là au cœur de leurs haleines hors d'âge, au cœur de leurs musiques modernes de discotheques roumaines — on respire avec eux le même arbre tortueux, le même lierre pugnace...
Difficulté du plutz- gudje jusque dans les doigts de pieds, jusque dans les cils — sourcils froncés, ténébreux, violons en vase clos — les peignes édentés ne nous conviennent plus — que faire, mon Dieu, que faire de cette église de fortune en bois et en tôles puisque leur dieu n’est visiblement pas encore asseZ majestueux, comme resté a leur hauteur ? — rebrousser chemin? Jamais de la vie - plutôt crever la, nos yeux neufs dans les yeux défiants d’une sauvageonne — plutôt crever la, blottis civilement en vrac comme de véritables paradoxes ambulants dans le giron refroidi d’une vieille fumeuse très forte aux sillons trop profonds — que faire de leurs pluies acides par gouttes asymétriques et confuses sur leurs joues, de leurs neiges, tombant encrassée sans flocons, de leurs orages qui se trempent tout seuls, au contact d’eux-mêmes — que faire pour placer l'accordéon essoufflé dans les chansons de France, que faire pour leur emprunter aussi un azur tout à fait pluvieux — le plutz — compact, coupant, tranchant, fumant du plastique, ô boues mouvantes infestées de canettes de sodas bon marché écrasées, de débris de verre, de blessures d'enfants résistants a la fange possessive (et pourtant larmoyants) — où donc trouver ici l'endroit où se raccrocher et qui ferait écho à un paysage vaguement assimilé ou magnifié, a une marine impeccable au clair de lune, a une peinture murale de Fra Angelico? — le plutz: microsociété compressée, raturée, retirée du monde et de toutes les civilisations possibles — sachez qu’il y a une fort triste « avarie » dans la cité endormie: le Soir de Fête débute au soir des farfadets — De la fascination des hommes de lettres et des peintres ne doit rester que la fol Attirance — qu'on se le dise haut et fort puisqu’une « infection dans le bétail » impose l’abattement des bêtes pour d'autres prédateurs, que l’on jugera monstrueux — et l’on aura raison. ..
Le plutz contemplé en son cœur, jusque dans sa moelle, même la plus retirée — atelier peinture pour tous les enfants du squat — des planches bariolées en guise de chevalets posées tout autour, contre les cabanes, de gros tubes de gouaches, des brosses, des vêtements sales pour peindre proprement, de grandes feuilles vierges, des pinces à linge et un bout de ficelle attaché à un arbre ou a une pointe saillante pour accrocher les œuvres encore humides et c’est à peu près tout — même le papier semble
se salir au contact de l’air irrespirable —la gouache semble changer de couleur et s’altérer au bout des pinceaux — une fleur déjà fanée se donne à l’hiver, une auto, hâtivement tracée, crache toute la misere répandue dans un pot d’échappement qui ressemble à un monstre trop longtemps retenu, un cheval miniature se fait compagnon sacré au-devant d’une pauvre roulotte qui réveille merveilleusement le bruit — les cabanes se transforment en ateliers sommaires pour une heure, les canapés éventrés soutiennent les jeunes artistes les moins appliqués, les moins assidus, les moins dociles - tout s’agite — le camp refuse l’atonie et puis aussi la résignation — le platz se soulève comme une révolution ; il hurle, il hennit, il grandit, sans pour autant prendre plus de place - les enfants font un désordre indescriptible et allument tous les feux — le jour se prépare pour la Nuit et ses mille et une folies — les rats se mettent à frétiller, les chiens aboient — le monde entier change de couleurs, de vêtements et de rythmes — peu à peu, les traits s’affinent et laissent place a un monde de plus en plus net, fait d’Or ancien très bien conservé, d’Ambre encore chaudement crasseux, de perles rares finement taillées à la scie que l’on tentera de saisir vainement — la couleur envahit les tableaux et puis aussi la matiere — on passe un coup de pinceau, on repasse et on repasse jusqu’à la saturation de tout un peuple en ébullition — faut dire qu’on a des choses cumulées a dire par ici, des choses brûlantes comme la Passion en plein milieu de cette Géhenne qui colle à tous les culs, des choses rougeoyantes et tumultueuses pour ne jamais perdre ni l’espoir ni la piété, et ce, malgré la situation critique que les anges et les puttis constatent — et ce sont doucement les tableaux qui fleurissent et les cabanes qui se parent d’Espoir verdâtre tout en refusant avec rougeur altérée l’injure que pourrait enfanter en elles un tel traitement de nos autorités — les cabanes semblent flotter dans les airs sur des tapis volants, sur des papiers volants — les blessures se referment pour une heure ou deux - la Tendresse s’instaure malgré tout pour une fois pendant la guerre éternelle . ..
Le plaiz, on l’a trouvé au détour d’une envie d’ailleurs — depuis les films de Kusturica et de Tony Gatlifjusqu’à la voix magistrale et magnifique de Mitsou — et c’est toujours que l’on promène dans les poches de son sac a dos son portable et ses musiques rroms modernes de Roumanie ô Nicolae Guta ô Sandu Ciorba et puis aussi c’est a tout moment de la journée que l’on a sous la main ce manuel de rromani en anglais de Ronald Lee et puis évidemment le recueil de la célèbre poétesse rrom de Pologne Papusa « Routes d’antan » paru chez l’Harmattan — oui, le plaiz enlaidi brille comme dans notre souvenir le plus cher, comme si on l’avait toujours connu ainsi - biscornu, fou, torrentiel, chaotique — le plaiz demeure fumant, comme s’il s’apprêtait à réveiller les bronches des morts d’à côté par un sifflement nuageux — que faire pour lui appartenir ? — allumer une cigarette Gitane pour maintenir l’odeur — refuser au matin de prendre une douche — reprendre son vieux jean troué, son tee-shirt en haillons, sa très chère veste baba-cool colorée Bob Marley — oublier la lune souveraine ainsi que les salles d’eau impeccables — s’enivrer de prune du matin au soir, maudire encore tous les bourgeois de France et de Navarre - le plaiz scintille à demi, comme une comète tombée dans la vase — on aime ses cheveux fous, sa Déraison en périphérie, ses pluies épaisses au service de sa massivité, son laisser-aller, son lâcher-prise de tous les instants — oui mais en fait on ne sait rien — cette fascination unipolaire ne mène nulle part — ici tout est paysage de désolations, de souffrances contenues, détenues — tout est ici le refuge du rebut, toute une patrie « accueillante » les appelle là-bas à de mornes journées interminables a faire désespérément la manche pour récolter de la ferraille - c’est pourtant toute une morale disparue, perchée a tous les clochers, qui les « contemple » avec mépris lorsqu’ils en viennent à arborer devant les yeux grisâtres et muraux du monde telle ou telle infirmité pour gagner deux trois piécettes sur la voie publique, ou dans le métro, le vieil accordéon époumoné en bandoulière, quitte a y laisser traîner même des lambeaux de guenilles et de dignité. ..
En fait on ne sait rien du tout. Rien du tout.
Fait en état d’ivresse. Yohann GARDON, Saint Genis Laval, octobre 2014, autobiographie.
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