Qui que tu sois qui me lira, Lis en le plus que tu pourras, Mais ne me juge qu'en somme. A. de Musset
Je me saisis de ma plume quoique je sois fait pour vivre et non pour écrire. Vivre est parfois si simple. Le temps passe, avec lui les jours, les nuits, les saisons. Il suffit pour exister de se lancer dans ce grand bal qu’est le monde, d’y danser jusqu’à épuisement, jusqu’à ce que les muscles fassent défaut, tour à tour, pour ne laisser qu’un esprit harassé, puis le néant. Tout s’efface. Rien de plus. Pourtant me voici contraint de m’attabler devant mon écritoire, sur ce bureau qui me vit passer tant d’heures, et de poser les mots qui tournoient dans mon cœur ainsi que des papillons ténébreux. Les mouvements des ailes de chacun, leurs rotations cadencées, leurs danses macabres ne sont que de lésions ressenties. Comme les griffes, comme des lames aux pointes mortelles, le bout de leurs ailes s’est acéré, racle les parois de mon être. Pourquoi m’animent-t-ils ? Pourquoi ont-ils installé leur couche de souffrance dans l’âme qu’est la mienne ? Je ne peux le savoir. Peut-être une fée taquine s’est-elle penchée sur mon berceau de bois fait pour me charmer de quelque enchantement, il y a des années de cela ? Peut-être, à l’instar de ces poètes mélancoliques, de ces illustres compositeurs, suis-je simplement né ainsi, bénéficiaire – et quel bénéfice ! – de cette sensibilité particulière propre à la création ? Peut-être ma naissance au carrefour d’un siècle, au croisement d’une époque, m’a-t-elle voué à cette douleur, à cette isolation ? Peut-être simplement le mélange de ces hypothèses ? Je ne le sais pas. Je ne puis le savoir.
Me voici devant cette page blanche, si grande, si longue, avec pour seule arme une plume d’oie, un encrier empli de l’azur infini et ces quelques sentiments que couve mon cœur. Je vais, tout comme les auteurs que j’abhorre, enrichir – et de quelle richesse – les flots sans limite de la littérature française d’une histoire d’amour, de ces histoires qui font pleurer les mères dans leurs chaumières au coin du feu et rougir les jeunes demoiselles dans la nuit, éclairée à la seule lueur de leur chandelle. Une histoire que l’on a conté mille et mille fois déjà , sans se borner aux frontières de l’espace ni à celles du temps. Le passé les vit, le futur les verra. Une histoire qui possède ce caractère universelle qu’ont toutes les sensations humaines : la haine, la colère, la tristesse. La joie. Elle parle d’amour, de sa tragédie. Ainsi est-ce une histoire avec son orée et son crépuscule. Elle vit l’astre dorée, le temps d’un instant. Ce ne fut cependant que pour à nouveau sombrer dans la noirceur des journées, dans le gélide hiver qui glaçait son cœur. Cette histoire n a pas de lendemain. Elle s’estompe avec les vingt-quatre coups de la grande Horloge de l’existence. Lorsque celle-ci résonne, impartiale, dans le vague des ténèbres. Ce n’est pas cause de ma volonté, bien plus celle du jour qui ne semble plus vouloir poindre dans l’horizon. Il l’a déserté. Il est absent, ailleurs, comme le félin las de son existence qui s’en va, loin de ceux qui sont les siens. En mes lieux, seuls demeurent les ténèbres, l’obscurité de la nuit. Dans leur splendeur, dans leur cruauté.
Par où commencer ? Dire sobrement que le bonheur n’est qu’un mirage que l’homme poursuit sans cesse ? Dire qu’il le précède toujours sa fuite, qu’il demeure à jamais intangible, que son ombre recouvre ceux qui fanfaronnent de le posséder tandis qu’il ne leur concède réellement cela dans le seul but de mieux s’échapper, de provoquer un désespoir plus vif ? Teinter ainsi mes premiers mots d’une nuance mélancolique, pour ainsi dire tragique ? Dire que je ne crois en l’homme, en sa bonté, en ses bienfaits ? Que Rousseau l’optimiste n’était qu’un imbécile ? L’on attribue communément à Locke cette maxime : « L’homme est un loup pour l’homme ». Quelle naïveté, quelle imbécillité. L’homme est pire qu’un loup pour l’homme. Les loups au moins ne s’entredévorent pas. Ils ne commettent le crime suprême que constitue l’homicide d’un congénère. Alors que l’homme, du sommet de sa civilisation, des cimes de son état de nature dépassé, commet inlassablement ce crime. Il est pire que le loup. Il est pire que le lion ou quelque autre animal. Il ne respecte ni loi ni morale exceptée celle de la nécessité. Et dire après que je suis de nature pessimiste ? Quelle minoration de mes pensers profonds.
Le lecteur, et non le plus habile, aura sans doute remarqué que la joie ni l’allégresse ne sont des qualités que je prodigue en quantité. Ni d’ailleurs en qualité. Je ne suis leur chantre ni leur ami. Elle m’ennuie voilà . Je me complais bien plus dans cette sourde douleur, dans cette douce saveur qui bercent les monts de l’autre, de leur comte et de mes quelques amis qui me demeurent encore. Si peu nombreux. Ils flânent, poussiéreux et couverts d’opprobre, sur les planches de ma bibliothèque. Et pourtant je m’en contente. Eux sont mes réconforts, mes inspirations et moi je les préserve de l’oubli, du néant. Une amitié d’intérêt en quelque sorte. Je les connais d’avantage qu’ils ne me connaissent.
Enfin, avant de pénétrer dans ces landes encore inexplorées de souvenirs et de mémoires, je fais mienne deux phrases dont la vérité me semble hors de toute contestation, de tout doute. La première de Léon Bloy : « la douleur est l’auxiliaire de la création ». J’y crois comme lui croyait au Seigneur. J’y crois avec une foi inébranlable. Les premières pierres de cette cathédrale qui se bâtit sans cesse furent apposées par ma première défaite sur les champs de l’amour : j’en tirai quelques vers, de médiocre facture, mais qui ne demandaient qu’à s’améliorer. Souffrir plus, pour créer plus. Quelle réclame ! La seconde des phrases est de Musset, quoique cela ne soit pas sa formulation exacte, seulement l’idée de son propos : « il faut aimer. Non pour posséder l’amour mais pour s’en souvenir ». Quoi de plus vrai ? Peut-être la phrase de Bloy. Et encore. La mélancolie au panthéon des valeurs. Elle, cette sœur de la souffrance. Je ne peux qu’y apporter ma complète adhésion.
Que dois-je vous conter ? L’orée, comme je le désirai ? Mais elle me semble si simple, dépourvue de tout intérêt. Cela débute par une rencontre entre un homme et une femme. A peine une rencontre devrais-je dire. Aucun mot ne fut échangé. Seul un regard. Parfois vaut-il plus que toute parole. Je ne le crois cependant. Au regard, je préfère la beauté des propos, leur force, leur fugacité. Ils volent dans les airs pour ne jamais se poser. Ils se dilatent avec la chaleur, se contractent avec le froid, s’estompent avec la brume, disparaissent dans la nuit. Ils ne se figent jamais ainsi que le regard peut le faire. Ils n’aiment pas cette constance, cette fidélité, cette franchise. Le mot est traitre. Il en va de son essence même. A peine prononcé, déjà est-il mensonge. Il trahit celui qui le repend, peut-être celui qui l’entend. Il trahit les pensers de l’un et de l’autre. Ainsi n’était-ce pas même une rencontre. Un seul regard. Qui ne fut échangé. Un regard à sens unique, sans retour.
Le cadre ? Un vieil auditoire, des bancs qui grinçaient au moindre des mouvements, une lumière à peine plus vigoureuse qu’une chandelle pâlissant sous les assauts du vent, un chauffage défectueux alors que l’hiver rognait le seuil de la faculté de lettre. Il y avait également ce beau bois qui ornait les murs. Ces planches rappelaient le grand temps de la Faculté, l’illustre temps, celui où les esprits, les fortes têtes se rassemblaient en ces lieux, avec pour seule compagnie la belle rhétorique et ses fiers orateurs. Mais cette ère, révolue depuis longtemps, avait passé. Notre seule compagnon de cours était cet excellent professeur : il s’endormait à s’écouter parler. Et pourtant, une sommité. Un nom ineffable. Lauréat du Grand prix de l’académie française. Primé pour son chef-d’œuvre sur l’évolution de la société contemporaine. Le titre était probablement plus que l’ouvrage. Dommage qu’il nous enseigne la littérature du début XXème.
Nous étions vingt-cinq, peut-être un peu plus, un peu moins. De jeunes étudiants passionnés, avides de toute connaissance. Le monde était à nous, il le semblait à tout le moins. Quel truisme que de dire cela. La jeunesse croit résolument en ce précepte qui ne résiste à aucune analyse. Le moindre des logiciens pourrait en deux mots à peine démontrer l’erreur de cette maxime. Et pourtant, elle chante dans les cœurs de l’insouciance. Quoique je dise à propos de ces quelques paroles, je ne peux m’empêcher de ressentir ce sentiment encore et encore lorsque les échos de quelque concerto de Brahms ou de Schumann s’élèvent dans mon esprit. Tromper mieux que la verdeur de l’âge. Voilà la qualité maîtresse de la musique.
Dans cette salle vieillissante, se tenait celle dont je devrais, par la force de mes sentiments, parler quelque peu. Comment ne l’avais-je pu remarquer plus tôt ? Etais-je aveugle ou égoïste ? Probablement l’un mâtiné de l’autre. Lequel prédominait ? Je ne le sais. Mes pensers se perdaient dans le vague, mes yeux fuyaient vers un point indéterminé de cette salle quand je l’aperçus. Elle se tenait au premier rang, sur ces bancs désuets. J’étais pour ma part quelques rangées en arrière, peut-être la cinquième. A cet instant je ne vis encore son visage. Seule sa chevelure m’était visible. Un chignon marron attaché maladroitement par une pince noire. Cela peut sembler tellement banal, et pourtant ce ne l’était pas. Quoique ma mémoire soit l’équivalent contemporain de celle de Montaigne, je ne pourrais oublier cette première découverte, ce premier émerveillement. Sa coiffure laissait apparaître sa nuque blanche, une beauté parmi celles qu’elle possédait. Seule une légère chaine semblait briser la pâleur de son cou. Sa nuque venait se perdre dans une ample chemise beige. Les instants passèrent sans que ma fascination ne le fasse. J’avais envie de partir à l’aventure, de descendre les marches qui me séparaient d’elles, de me présenter.
Pourtant, je demeurais là , assis, à noter mécaniquement ce que le professeur déclamait dans cet auditoire alangui par sa voix. Nous étions bon public. Forcé de l’être car l’obtention de notre licence dépendait de la partialité de ce juge. A le voir ainsi nous réciter lentement, sans entrain, les évolutions des la littérature au début du XXème siècle, le nationalisme de Barrès, son influence sur Maurras, l’on aurait le croire insignifiant. Il en avait l’allure, la carrure. Un petit homme chauve, avec son nez invraisemblablement gros, trônant au milieu de son visage rougi par l’effort. Des lunettes rondes. Une barbe de quelques jours. Une voix monotone, ni grave, ni aigue. Morne. Il avait toutefois autant de pouvoir entre ses mains que le juge Minos : il pouvait en le temps d’un instant briser une carrière, réduire une existence à l’échec d’un examen. Voilà pourquoi nous étions bon public. Il paraît que la peur ne parvient pas à dompter les êtres dans leur jeune âge. Nous concernant, cette phrase portait à faux. Un silence plus marqué que le notre ne devait probablement pas exister. A tout le moins, pas dans une salle de cours.
J’attendais la fin de la leçon. J’espérais que cette demoiselle se lèverait, tournerait son visage en ma direction. Non que je conçus l’espoir qu’elle me remarquerait. Je souhaitais simplement rencontrer ses traits, déterminer s’ils répondaient à la beauté de sa blanche nuque, de ses cheveux marrons. Enfin la cloche résonna dans le froid de la salle. Notre professeur nous prescrivit la lecture de son ouvrage, de plusieurs de ses chapitres. Les élèves s’extirpant de leurs sièges firent grincer quelques engrenages auxquels manquait un soupçon d’huile. La belle aussi accompagnait ce vague mouvement. Elle rangea dans son sac de toile ses affaires auparavant disposées sur son pupitre, se leva doucement et me permit enfin de l’apercevoir entièrement. J’en fus comblé. Comme je supposais, les merveilles dont je viens de parler n’étaient qu’un faible écho de la beauté de ses traits. Un visage charmant m’apparut : un fin menton, des joues parsemées de carmin, des yeux pers, un sourire taquin, insouciant, légèrement frondeur. Elle respirait la naïveté, la candeur. Quoique de mon âge, elle possédait encore les traits de l’enfance, de la pudeur. Dès cet instant, je sus que mon cœur que sien. Résister n’aurait servit à rien. Autant céder car la lutte n’avait rien d’égal. Ma seule raison, et encore ne trouvait aucun argument, ne pouvait vaincre cette nuée de sensations qui m’envahirent. Au début, je crus que ces sentiments n’étaient, comme souvent dans mon âme, qu’un flot passager, qu’ils disparaitraient comme ils étaient apparus, avec la rencontre d’une autre. Le monde foisonne de beauté. Il ne devait pas se révéler ardu de s’amouracher d’autre splendeur, de remplacer cette muse par une autre. Pourtant, ces réflexions étaient entachées d’erreur. J’allais inhabituellement conserver une constance dans mon cœur, une fidélité dans mon esprit. Ces choses indicibles que je crois avoir mille et mille fois ressenties, allaient s’avérer de nature différente. Elles étaient dans la pierre gravées. Elles allaient résister à toute attaque, à toute assaut, tant aux victoires qu’aux défaites, les secondes étant bien plus nombreuses que les premières.
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