Au sud-ouest de Saint-Denis de la Réunion, des escarpements s’élevant jusqu’à six cents mètres d’altitude mènent à des quartiers dépourvus de tout cachet tropical. Inutile d’espérer y voir ces adorâââbles petites cases créoles qui ne sont chères qu’aux touristes venus de l’hémisphère Nord ; vivre dans ces cahutes à toit de tôle, le plus souvent sans électricité et sans eau courante, les rend beaucoup moins aimables. Dans ces quartiers, on a bétonné sans mesure aucune, et vous pourriez vous croire à Drancy, Villeurbanne ou Echirolles. Bien que sans charme particulier, ces écarts de la grande ville n’en sont pas moins des balcons suspendus au-dessus de l’Océan Indien. C’est là l’unique compensation offerte à leurs habitants : les logements sont récents mais mal construits, les commerces rares, mal fournis et scandaleusement chers, le niveau de vie très bas. Inutile d’être diplômé en sociologie pour discerner le caractère explosif de cette combinaison de facteurs, mais là n’est pas mon propos. Un dimanche matin, alors que je cherchais une pile de rechange pour mon cardio-fréquencemètre (détail dont vous vous foutez éperdument, amis lecteurs, et vous avez bien raison : il n’apparaît que pour me permettre d’adresser un clin d’œil amical aux aficionados de l’autobiographie), un dimanche matin donc je m’aventurai dans l’un de ces écarts qui a nom Ruisseau Blanc. La supérette du lieu ne m’ayant présenté que des rayons dégarnis et des étiquettes effarantes, j’avisai un magasin sobrement dénommé « Bazar » : entre ses murs semblait régner la profusion. A peine entré, je changeai de continent : j’étais en Chine. Tout dans ce bazar était chinois, y compris la patronne, une quadragénaire revêche portant des leggings sous une jupe trop courte, entourée d’une nuée de marmots muets comme des carpes mais qu’elle semblait exécrer au dernier point. Elle avait en stock la pile convoitée, et je pouvais l’acheter sans avoir l’impression de me faire voler comme dans le bois de Bondy. J’étais enclin à lui pardonner sa mauvaise humeur, quelle qu’en fût la cause. Je décidai donc de faire le tour des trois rayons que comportait le magasin. Ma première impression fut que j’aurais pu passer la journée et toutes les suivantes à essayer de dénicher dans cette boutique un objet qui ne fût pas estampillé « Fabriqué en RPC » ou « Made in the PRC ». Des cuiseurs de riz, des horloges murales parlantes (avec l’accent cantonais), des bouilloires…Il y avait là un formidable empilement d’appareils électriques, d’ustensiles de ménage, de jouets... Peu sophistiqués dans l’ensemble, certains d’une inutilité criante, tous ces articles sans exception venaient de Chine, du moins le croyais-je. Et je me trompais, car soudain entra dans mon champ de vision un objet insolite : un étui à crayons de couleur. Ce sont les caractères imprimés sur l’étui qui attirèrent mon regard : c’était du russe, mais comme je me suis bien assez amusé avec le cyrillique ces derniers temps, je dirai simplement qu’il était écrit : « Crayons russes, fabriqués à Tomsk, Sibérie. » Ils étaient humblement posés là, oubliés. Méprisés. Méprisés, oui, car parmi tout le clinquant de cette camelote qui s’entassait autour d’eux, personne ne leur accordait le moindre intérêt. Je les ai achetés. Je ne sais pas dessiner, je n’aime pas ça, les coloriages m’ont toujours ennuyé, mais je les ai achetés. Les avoir désormais en ma possession me rassure : ils constituent la preuve que je ne les ai pas rêvés. Ils sont les témoins de cette improbable rencontre, en plein Océan Indien, des produits de l’industrie de ce qui fut l’empire des tsars et de ce qui fut l’empire du milieu : des crayons de couleur contre des horloges parlantes (avec l’accent cantonais). Parfois, j’en sors un de l’étui, et je le regarde en me demandant si sa destinée n’est pas comparable non seulement à la mienne, mais à celle de beaucoup d’entre nous. Incroyablement loin de l’endroit où il fut conçu, sans possibilité d’y retourner, étranger et inutile là où il se trouve à présent.
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