Le quai d'embarquement était, comme le sont souvent les quais des ports, encombré de toutes les marchandises en cours de chargement. On voyait juste devant nous, au fond, sur le long et large trottoir qui faisait office tout autant d'embarcadère que de débarcadère, la montagne de coprah que les hommes finissaient de décharger, on voyait aussi les nombreuses marchandises vivrières, produites et venues des îles côtoyer les marchandises manufacturées et les trésors de la technique, en partance pour les archipels. S'entassaient là , des machines agricoles, des colis renfermant des médicaments, mais aussi des scooters, des paquets de livres, des meubles, des emballages contenant de l'electro-ménager, des vivres... tous les objets, nécessaires aux habitants lointains, que pour l'heure les dockers s'activaient à hisser sur le vieux cargo. Deux d'entre eux venaient de finir de sangler un camion, ils se mirent à crier un ordre vers le grutier du bateau qui entama sa manœuvre guidé de la voix par les deux hommes, le véhicule se soulevait du sol lentement, il monta précautionneusement jusqu'au pont , enfermé dans son sac d'attache, puis il passa délicatement sur le pont. Dès le début du chargement j'avais immédiatement appelé les enfants regroupant ma nichée au plus près de moi et loin du camion qui vole, car comme toutes les mamans de la terre, j'avais en tête la vision les mille catastrophes qui menaçaient mes petits. Les enfants libérés des craintes maternelles, couraient devant allant vers le Taporo en sautillant, Rodolphe les deux bras en croix faisait l'avion, il zigzaguait allant de droite et de gauche en chantant à tue-tête. "Maman, on peut pas partir maintenant, le bateau à pas fini de téter" Rodolphe pointait son petit doigt sur le gros tuyau qui reliait le Taporo à la station de carburant. "Non, bonhomme mais on va attendre qu'il soit rempli" Marthe et Marie-Claire regardait ce vieux cargo avec un air inquiet, il est vrai qu'il n'avait pas particulièrement belle allure mais cela ne nous avait jamais paru être un problème. "Ben ! dites moi mes enfants ! c'est pas un bateau de croisière, c'est pas très chic !" "Non, c'est vrai mais ce n'est pas très important, il tient bien sur l'eau " La passerelle n'avait pas encore été descendue, elle restait pour l'heure encore accrochée au bastingage, et une foule déjà conséquente s'agglutinait le long de la vieille coque rouillée. La traversée jusqu'à Huahine durerait toute la nuit, nous serons donc sur l'île demain matin. De façon tout à fait exceptionnelle j'avais réservé une cabine pour Marthe et Marie-Claire, car connaissant leurs exigences de confort, je ne les croyais pas disposées à supporter les conditions spartiates de la traversée. Cependant nous, comme nous le faisions toujours, nous voyagerons sur le pont avec les tahitiens, car quand bien même on m'eut offert une cabine j'aurais malgré tout préféré rester sur le pont car c'était là que se trouvait l'âme polynésienne. Je savais depuis mon premier voyage, que j'étais là parmi ceux qui me ressemblent, je me sentais là , à ma place dans ma famille humaine. Et c'était justement parce que je me sentais en famille et que j'en connaissais les codes, qu'à cet instant j'avais l'esprit préoccupé par un problème à résoudre sans tarder. Ce problème était de nous réserver un espace pour la nuit sur le pont en y déposant au plus vite nos peue. D'un seul regard je vis cinq hommes tahitiens se hisser sur le bateau en escaladant la paroi de métal, ils s’accrochaient aux câbles et filins avec rapidité. Je tendis à JF les peue, coincés sous mon bras.| "Chéri tu montes les mettre, sur le pont, place les pas trop loin des toilettes" Aussitôt, j'avais prononcé ces mots que Marthe et Marie-Claire se tournèrent vers moi, très choquée. "Ah non !!, Mon Dieu, mais nous monterons quand la passerelle sera installée" Elles étaient si embarrassées qu'elles promenaient leurs regards autour d'elles, inquiètes de ce que pourraient penser de nous les personnes alentour. JF me regardait, puis regardait sa mère et sa marraine, il tenta juste quelques mots. "Maman c'est comme ça ici" "Non, Non, mon enfant je te défends bien de te conduire ainsi, j'ai bien trop honte" Puis elle précisa du bout des lèvres, avec une grimace de sévère réprobation, et d'un ton sans réplique. " Je ne monterai certainement pas dans ces conditions." A ces mots JF, s'éloigna de moi, il alla se placer de l'autre côté de sa mère, et j'étais désormais seule, avec mes tapis à la main. A cet instant, je me sentis très courroucée, ces deux femmes n'étaient pas venues seules, elles avaient emporté avec elles, toute la province bien pensante et bien "comme-il-faut" dans leurs valises. Le "quand-dira-ton" n'a jamais dicté ma conduite mais par contre l'adaptation me paraît essentielle. Je n'étais absolument pas disposée à voyager dans les pires conditions avec les enfants pour satisfaire aux beaux principes de ma belle-mère. Rageuse, je me dirigeais vers un Tahitien qui commençait de grimper sur le bateau. "S'il te plait, tu veux bien mettre mes peue près des toilettes, j'ai les enfants avec moi" "donne, je vais les mettre" Le geste joint à la parole, il attrapa nos tapis de raphia d'une seule main et monta avec, agile et rapide. Dés cet instant dans le but d’éviter des commentaires acides, j'attendis éloignée dans mon coin avec les enfants. La nuit était maintenant totale, le quai mal éclairé se vidait, les passagers s'engageaient sur la passerelle qui tremblait de façon inquiétante. Nous fûmes dans les premiers sur le pont, et forte de mon avantage, je jetai un regard aiguë vers Marthe et Marie-Claire, qui regardaient ébahies, sous leurs yeux le pont était entièrement couvert de tapis pour la nuit, il n'y avait plus aucune place de libre. "Ben heureusement que vous nous avez réservé une cabine" "Oui, vous vous avez une cabine mais nous on n'a pas de cabine, nous on voyage ici" Comme il fallait s'y attendre ma réponse fut sèche, je n'avais aucune envie d'être aimable. Les enfants étaient restés silencieux, ils se précipitèrent sans hésitation vers nos tapis, ils reconnaissaient notre "campement " Je déposai mes sacs, j'installai les enfants, je sortis quelques en-cas du sac, et décidai de laisser JF s'occuper de sa mère et de sa marraine et de les aider à trouver leur cabine. "Qui ? c'est qui qui crie comme ça ?" Clotilde s'étonnait et les trois petits tendaient l'oreille. Une bagarre venait d'exploser dans le pont en dessous, on entendait des cris perçants de femmes. Comme si la foudre était tombée, je m'immobilisai, stupéfaite, depuis des années que je vivais ici, jamais au grand jamais je n'avais assisté à ce genre d'esclandre violent. Je lâchai vivement le sac de sandwich et courut affolée dans l'escalier qui menait aux quelques cabines du pont inférieur. Marthe dans la coursive, hurlait comme un loup, elle crachait sa colère contre un tahitien, qui avait le tort d'avoir, par l'erreur d'un employé, loué la même cabine. "Saleté de Tahitien, c'est la France qui vous nourrit, bande de feignants, profiteurs, je vous déteste, bande de primitifs, sur votre bateau pourri, dans ce pays de merde..." Devant ce tableau je me sentis épouvantée, comment calmer cette hystérique qui était coutumière de ces violences, de ces mots cruels, cette femme méchante qui détestait tout et tout le monde et ne savait pas se contrôler. Marie-Claire, JF et maintenant moi, l'entourions en lui intimant de se taire, immédiatement, de se calmer. Je me dirigeais vers le tahitien pour m'excuser au nom de cette femme furieuse et névrosée. Peu habitué à ces éclats, il battit en retraite et partit s'installer ailleurs. Je restais pendant un moment dans le couloir immobile, je me sentais mortifiée et moi aussi pleine de rage, contre ces manifestations perturbatrices. J'inspire, j'expire, j'inspire, j'expire, j'inspire ... Et je retournai vers les enfants qui m'accueillir avec mille questions auxquelles je n'osai répondre avec sincérité, j'éludai la réalité, je dédramatisai et plaisantai. Le bateau tremblait, les moteurs étaient en route, les grincements des filins contre la coque résonnaient, les éclats de rire des passagers autour de moi m'apaisèrent. A ce moment le pont était encore praticable on pouvait facilement se déplacer en enjambant simplement les tapis, car la majorité des personnes étaient pour la plupart debout, bavardant, riant, ou mangeant. Il passa ainsi quelque temps, nous étions en pleine mer, je m'étais jointe aux passagers curieux, l'eau était sombre, le mystère de l'océan me troublait, les distances entre chaque îles nous rappelait notre fragilité, notre dépendance à cet univers immense et puissant. Le surnaturel était ici dans le sombre, tapis sous le remous des eaux agitées Tahiti au loin perdait de son relief et semblait rentrer lentement dans le vaste Pacifique. La gite s'accentuait et les vagues ramenèrent à leurs peue les premiers nauséeux, puis lentement, insensiblement chacun éprouva le besoin de s'allonger et même de s'endormir. De mon côté, il y avait peu de chance que je dorme beaucoup. Assurément je devais surveiller les enfants, mais surtout, je n'avais pas assez d'yeux pour déguster ce "boat people", pour m'imprégner de cette promiscuité acceptée, de cette expérience étrange et inoubliable. Je resterais des heures entre veille et sommeil, à remplir mon sac à souvenir dans mon envol d'imaginaire, bercée au coeur du navire, parmi mes semblables. Je resterai ici, à regarder, à m'étonner et à essayer de comprendre et aussi à aimer ces gens. Le pont tout entier était couvert de corps emmêlés, chacun s'était couché en évitant de trop gêner ses voisins, puis minutes après minutes, heures après heures, le relâchement du sommeil mélangeait les jambes, déplacer peu à peu les corps, un bras partait sur le visage d'à côté, l'humidité froide resserrait les corps. Les plus favorisés, dont nous étions en raison de mon choix d'emplacement, étaient protégés sous une immense bâche tendue au dessus des têtes. Le reste du pont était livré au bruines froides et aux écumes des vagues projetées par dessus le bord. Quelques frileux s'abritaient sous les véhicules, pick-ups et camions transportés sur le pont. La houle était forte et des personnes malades se dirigeaient, courbées en deux vers le bord. Les odeurs d'huiles, de poissons, de bananes, l'odeur douceâtre du coprah se mêlaient aux senteurs iodées de la vague qui giflait bruyamment les bords et nous mouillait jusqu'au fond du pont. "Maman il pleut, tu peux fermer la fenêtre ?" Rodolphe s'était soulevé, dans un demi sommeil, puis il se leva. "Maman j'ai envie de faire pipi" "Quelle bonne idée, viens bonhomme" je pris la main de mon petit et nous voici partis pour faire un exploit d'équilibriste, c'est à dire parcourir les dix mètres qui nous séparaient des toilettes, en chancelant, sans tomber sur les dormeurs, en perdant l'équilibre à chaque pas, en traversant cette foule humaine mais, et l'exploit était là , sans poser nos pieds sur un visage, sur un ventre, sans écraser personne. "Maman tu restes avec moi, hein ? on arrive quand ?" "Oui je reste avec toi, ça y est ? tu as fini cow-boy ? on arrive à Huahine bientôt juste avant que le soleil se lève, retourne dormir, allez donne ta main"
Loriane Lydia Maleville
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