Des souvenirs sentent la cire des meubles anciens, le bois vermoulu des capricornes rassasiés. Accroupissez-vous pour trouver le tiroir, celui qui demande un réel effort de concentration. Ouvrez-le pour sentir l’odeur des camions abandonnés sur le terrain de la petite enfance en pleine construction, la créativité d’un garçonnet, architecte bambin aux plans inachevés, des engins de chantier sans aucune traînée de boue, des tracteurs agricoles sans nulle trace de bouse. Si vous fouillez encore, par curiosité, vous trouverez des poupées disparues dans un trou de vrillette. Mais n’allez pas plus loin. Plus loin se dresse « L’épouvantail, un corbeau sur l’épaule ». Ne les touchez pas. Ne les effrayez pas. Ils dorment dans l’amour, un autre amour, une autre enfance devenue adulte. Des maraudeurs dépouillent la mémoire, appauvrissent le souvenir. Je n’y peux rien, la richesse du passé s’estompe, le présent, plus glouton que jamais, engloutit des pans entiers de moi-même. Le présent, c’est une colonie de termites qui vous dévorent de l’intérieur. Le cœur fragilisé peut à tout instant s’effondrer comme un organe mort. Il faut soigner les souvenirs qui restent, avec minutie, ne pas les déranger, ne pas les changer de place, ne pas les dépoussiérer surtout, la poussière contient les odeurs du passé. En ce qui me concerne, elle est belle à voir sur les rares photos où Sophie m’apparaît quand elle était petite encore, celles, encore plus rares où nous apparaissons tous les deux, les rares fois où j’ai consenti à me faire photographier. Rares sont les moments où je ne le regrette pas aujourd’hui. Sa mère aussi. Mais c’est la mère histoire. La même histoire. Ne touchez pas l’épouvantail, ne faites pas fuir le corbeau. Ils veillent ma mémoire. Une mémoire féconde de vrillettes. Quand l’une d’elles sort repue d’un morceau de moi-même, c’est un trou de mémoire creusé dans ma cervelle. Par contre faites du bruit. Le bruit les dérange, pour elles, c’est un coupe-faim. Elles attendent. Qu’elles attendent que je reconstitue avec la sciure restante les pages d’un livre futur. Plus tard. Pas maintenant. Maintenant un pied de vers avec un pied-de-biche déloge la césure à la brisure du verre. Ne nous blessons pas. Attendons que l’instant propice veuille prêter son gant de velours. Attendons.
Les poupées disparues. Elles ne sont pas abandonnées. Les bras des petites filles qui les couvraient avec la tendresse de l’enfance sont devenus trop grands, ils ne peuvent plus prétendre au trône de l’imagination infantile. Dans ce royaume, ils sont devenus géants, immensément démesurés. Ils risqueraient de les blesser.
Les poupées ont deux jours dans la vie : le temps de l’enfance, le jour de l’oubli. Elles cotisent, durant leur brève existence, pour la retraite d’autres poupées. D’autres poupées disparues avant elles, pour la leur. Elles s’entraident. Elles sont riches. Leur richesse, ce sont les larmes des petites filles, à condition qu’elles demeurent éphémères sur les joues, qu’elles ne durent jamais longtemps, sinon elles tombent dans la pauvreté des souvenirs. Dans ces souvenirs-là , elles n’ont plus leur place. Là , elles courent un grave danger, le danger de transmettre à l’éternité les cendres d’une enfance malheureuse, d’une enfance brûlée par la bêtise des adultes.
Les poupées dégagent l’odeur du temps passé à humer le bonheur.
Si plus tard, vous les trouvez au fond d’une malle, c’est qu’elles ont été heureuses, autant que les petites filles qui les ont mises-là . Ne les réveillez pas. Elles rêvent d’amour. Cherchez plutôt un miroir à main. Toutes les poupées ont un miroir à leur format. Prenez-le délicatement. Fermez les yeux. Regardez-le. Vous verrez peut-être votre propre enfance.
Si vous êtes un garçon, vous découvrirez vos jeux de garçon. Dans ce miroir, les passeurs d’images ne sont pas sectaires.
Alors si aujourd’hui est un jour de relâche, profitez de ce moment et, ne vous inquiétez pas si votre descendance est un néant, absente de toute progéniture, ce n’est pas grave, il existe toujours un bout de famille qui pourra nouer le présent au passé.
Pour peu que vous ayez aimé leurs enfants, ils ont su vous le rendre. N’en doutez pas.
|