Le repas qui avait commencé par des chichis d'enfants fatigués se termina après l'arrivée du gratin dauphinois, par des chamailleries d'enfants gloutons. Mathias ne cherchait plus, comme à l'accoutumée, querelle à sa soeur mais aux trois petits qui trouvaient leurs assiettes mal remplies et se goinfraient sans retenue. Ce plat m'avait valu, l'épluchage de cinq kilos de pomme de terre, ce qui était la quantité habituelle, et malgré tout, en dépit de cette quantité gargantuesque, les plaintes et insatisfactions ne manquaient pas. "j'en ai eu moins que les autres moi ! ... " "Oui ben, moi j'en ai pas eu beaucoup !" " pourquoi y'en a plus ? ..." Mes goulus étaient insatisfaits et j'en riais. "Allez les ogres râleurs, puisque vous mourrez de faim allez vous coucher, il parait que, qui dort dîne" "T'es méchante maman de te moquer de nous " "Une maman qui épluche cinq kilos de patates pour ses petits n'est jamais méchante et on lui dit merci maman chérie au lieu de "chnucher" comme ça" Les jérémiades s'éteignirent devant la télé et les gourmands repus, une fois dans leur lit s'endormirent rapidement. Le sommeil ne venait pas très vite, je lisais comme chaque soir et j'entendis JF se plaindre dans un demi-sommeil.| " Tu éteins s'il te plait" "Oui, encore une ou deux pages, j'ai fini mon chapitre, je n'arrive pas à dormir" "pourquoi ?" "j'ai trop de choses à faire demain, il faut que je n'oublie rien" " Hum ! ...fais une liste" "Ah non, tu sais que je n'aime pas faire de liste " "En tout cas n'oublie pas les billets de bateaux ... et la cantine des petits ... allez ! éteins, dors" La nuit fut courte et remplie de rêves agités, de préoccupations. Dés la sortie des cours, je partis pour mon marathon après avoir pris Rodolphe à l'école. Mon petit Rodolphe qui après un casse-croûte rapide et beaucoup de gourmandises, comme d'habitude, somnolait dans la voiture.. D'abord, sur notre route, la poste pour le courrier, puis le photographe pour les photos à développer et les pellicules, ensuite Air-Polynésie pour les billets, le port pour les billets de bateaux, la pharmacie, ma commande de livres chez le libraire du centre ville, l'assurance, l'école et la cantine scolaire où je devais inscrire les enfants pour l'année prochaine afin d'être assurée d'avoir des places. A Tahiti, les enfants jusqu'à la dernière classe de primaire, n'avaient cours que le matin de sept à treize ce qui expliquait l'absence de restauration scolaire et donc chaque parent devait se tourner vers des petites structures privées qui servaient des repas aux élèves. Nous avions trouvé une de ces cantines scolaires près de l'école et je voulais absolument réserver les places des petits pour la prochaine rentrée. J'avais donc dû avant cette démarche, passer à l'école chercher les documents et attestations de scolarité nécessaires. Je me devais absolument de faire cette inscription avant notre départ et la fin des cours, car à la prochaine rentrée, Florent aurait classe aussi l'après-midi deux jours par semaine. Il allait quitter le cycle du primaire. L'après midi était bien avancé, j'avais fait aussi vite que possible, et le retour à la maison me réjouit. Non pas que j'avais terminé mes préparatifs mais tout ce passait sans mauvaise surprise : les billets avaient bien été préparés, les documents et inscriptions faites, les réservations confirmées, me restait la préparation des chambres et quelques achats de bouche pour le plaisir. "Maman y'a un nuage qui nous court après, pourquoi ?" " Rentre ta tête Rodolphe, c'est dangereux" Rodolphe à genoux sur la banquette arrière, la tête hors de la voiture, surveillait un tout petit nuage, tout rond, tout blanc, un tout petit coquin sur le ciel éternellement bleu. " Il est beau ce petit nuage, il se promène" " Pourquoi il est tout seul ?; il a pas de papa et de maman ?" "Bien sûr que si, puisque les parents des nuages c'est le ciel et l'eau" Oh! la! la ! , je me dis pour moi-même, dans quoi je me lance est-ce que je fais un cours où est-ce que je reste dans l'univers de mon enfant ? Mais un chien noir qui passait sur la route, détourna l'attention de Rodolphe, et me sauva de mon interrogation pédagogique pour me précipiter dans un autre problème familial bien actuel. "Maman, regarde, c'est le frère de Gaston, tu crois qu'il vient à la maison pour le voir ? pourquoi papa est méchant avec Gaston ?" "Il est pas méchant bonhomme, tu sais demain Marthe et Marie-Claire arrivent et après on part avec le bateau, tu vois c'est compliqué" " Mais pourquoi ? Marcel est grand il peut garder Gaston, t'as qu'à lui demander " Je garais la voiture devant la grille, et pris Rodolphe dans mes bras, je lui fis de gros bisous gourmands. "On verra poussin, on verra, miam, miam je vais te manger. " Rodolphe éclata de rire et partit en courant vers l'arrière de la maison. On entendait les rires, les cris et les ploufs ! En arrivant en haut des escaliers je découvris, sur la terrasse, tous les sacs de classe sur la table entourés de verres et de paquets de gâteaux, la maison était sombre et mon éternelle radio, jouait en sourdine. Il était inutile de se questionner sur l'emploi du temps des enfants cet après-midi. Quand le chat n'est pas là les souris dansent tout le monde le sait. J'allais au bout de la terrasse pour me pencher et pouvoir regarder vers l'arrière de la maison, les vêtements de Rodolphe étaient dans l'herbe il les avait semés en désordre en courant vers la piscine, je vis des pieds, des bras, des têtes sortir et vite replonger. Tout allait bien. Je me retournai, face à moi, de l'autre côté de la vallée de Tipaerui, la montagne était dans la pénombre et son vert sombre se dessinait en ombre chinoise. Dans le ciel au dessus du pic rouge, le petit nuage avait perdu sa blancheur, il était devenu rosé, pastel comme un bouton de rose, il était immobile et semblait n'avoir pas progressé depuis que Rodolphe l'avait remarqué, il était posé là dans une position statique, mystérieuse, petite nuée, collée sur le bleu du ciel, ces contours étaient imprécis, vaporeux. Je restais un moment appuyée à la balustrade, les cris des enfants dans le dos, sur ma gauche, la ville en bas de la colline, l'immensité de l'océan, et face à moi, la sérénité du paysage devant mes yeux sous le ciel encore brillant et clair, mes yeux sur la fleur de nuage je regardais un long moment en rêvant. Un cri strident de Nicolas me réveilla et la voix déjà basse de Mathias tapa d'un ton sec, je devinai plus que je n'entendis l'ordre sec du grand frère : "arrêtez !!" Je m'arrachai avec difficulté de mes songes, et je retournai à ma tâche de maîtresse de maison. Je préparais les chambres des deux invitées, les lits faits je décorerai la chambre, je sortis pour cela du meuble à trésor, quelques bibelots, un vase pour les fleurs que j'irais cueillir au jardin à la dernière minute, et le grand tapa que j'accrocherai au mur. Ce grand "tapa" était originaire des Marquises, il était particulièrement grand, il avait une forme rectangulaire de plus d'un mètre de hauteur et deux mètres de longueur et il représentait une scène guerrière. J'aimais particulièrement ce genre de décoration. Ce support était une sorte d'étoffe traditionnelle confectionnée le plus souvent par les femmes. Étoffe que les polynésiens fabriquent avec des écorces de mûriers pour obtenir des "tapa" blancs qui servent pour les vêtements de cérémonies, ou avec des écorces d'arbres à pain ou de ficus pour des "tapa" d'un brun presque rouge. Les écorces sont tout d'abord baignées longuement dans les ruisseaux d'eau claire, puis battues avec énergie très longuement avec des battoirs très durs de filao, appelait ici l'arbre de fer. Lorsque les fibres sont travaillées, pliées, rebattues, puis pressées elles peuvent devenir d'une finesse surprenante. Elles forment alors un tissu pour les cérémonies ou un support pour la peinture, les dessins, les illustrations dont les motifs coutumiers racontent une légende, une histoire. Un jour de promenade dans la presqu’île nous avions eu cette chance de voir des femmes travailler des "tapa" dans un rivière au pied d'une cascade. Le cadre, les femmes et leurs bavardages, leurs rires, l'accent, les chants, l'originalité du travail exécuté, l'harmonie et la beauté de la scène sont dans mes yeux et mon âme pour toujours, je retrouve ce moment de grâce dès que je le rappelle, il me vient à volonté, simplement sans caméra, ni écran. je dépliai le long "tapa", je le caressai doucement, sentant sous mes doigts, les fibres rangées, alignées, rugueuses et douces mais couchées là pour nous offrir un chef d'oeuvre, une offrande de beauté. Je m’apprêtais à monter sur un tabouret pour accrocher au mur cette merveille, lorsque je fus clouée sur place par un cri de femme. Je me précipitai sur la terrasse pour voir en bas, devant la maison Aurélie, l'ancienne institutrice de Florent devenue la petit copine de Mathias. Elle trépignait de façon quelque peu ridicule et criait avec une voix suraiguë, je ne compris pas tout de suite l'objet de cette rage, véritable crise d'hystérie, mais très vite je découvris sa "coccinelle" de voiture en travers du chemin, elle n'arrivait tout simplement pas à la garer, et hurlait pour faire venir Mathias. Je soupirais, plus qu'agacée, cette nouvelle venue avait pour habitude de débarquer sans crier gare et de rentrer dans la maison en terrain conquis et en distribuant généreusement ses jugements et remontrances sur tout. " Vous n'aimez pas Mathias m'avait- elle reproché, tout à trac, brutalement sans le moindre doute et avec la plus grande autorité, moi, mes parents m'aimaient, alors ils n'ont pas eu envie d'un autre enfant, mais vous, vous en avez voulu d'autres, alors vous n'aimez pas Mathias." La démonstration magistrale dite d'un voix docte et ferme, m'avait été réitéré à plusieurs reprises devant Mathias et j'avais éprouvé une forte envie de la bouter hors de ma maison à grand coup de pied dans les fesses. Mais voilà , était-ce par lâcheté, par respect pour le choix de mon fils, par confiance pour son jugement, mais il n'empêche que je me reprocherai longtemps mon manque de fermeté. Cette gamine mal élevée et à l'ego hypertrophié m'exaspérait singulièrement. Je lui criais simplement de se taire et retournais à mes occupations et espérant qu'elle ne s'incruste pas trop longtemps. Comment dire à la famille que j'étais beaucoup plus dérangée par les intrusions intempestives et toujours à contre temps de cette gamine égoïste que par l'insistance de Gaston.
Lydia loriane Maleville
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