« Je suis un véritable campagnard et croyez-moi, mon époque et ma génération ont apposé sur ce mot tout ce qu’elles en savent de plus péjoratif.
Pour moi qui ne suis pas même encore un quadragénaire, il n’y a pas de quoi en être fier.
Je semble être un original, pas tout à fait unique, mais en voie de disparition.
J’aime me baisser jusqu’à la terre pour cultiver des légumes et des fleurs et j’aime aussi me promener dans des endroits calmes où la nature me domine.
Je connais le nom des insectes, un peu ceux des étoiles, surtout ceux des plantes et aussi des oiseaux…
C’est idiot, j’ai parfois le sentiment de connaître parfaitement toutes les plantes que mon jardin recense. Elles semblent immuables et pourtant, je crois en connaître chacun de leurs flux de sève et tous leurs élans de croissance.
Je ressens fortement les jours qui croissent ou décroissent.
Plus que tout, j’aime ma famille et mes amis. J’aime aussi les pâtes avec beaucoup de fromage, les chats, la musique, et les romans depuis peu.
Aussi, je crois sentir très vivement quand des êtres vont bien ou quand d’autres sont las.
Je suis d’une perméabilité accrue, d’une sensibilité perdue…
Cela ne me donne malheureusement pas l’opulence d’un grand savoir, et rarement l’occasion de briller en société…
Oisif et trop souvent noyé dans mes allégories, Je passe une grande partie de mon temps à contempler, à rêver, et au fond à ne rien faire du tout.
Sans doute autrefois, avais-je rêvé passer aux yeux des autres pour un poète maudit ?
Le constat est à ce jour tout bonnement affligeant ; je ne suis même pas un artiste raté…
Je pense que les autres me voient comme un idéaliste, un rêveur, un feignant parfois.
Bref, je crains qu’ils ne me considèrent aucunement comme un artiste, mais pleinement comme un raté.
Ce n’est sans doute pas si grave, mais pourtant, je déplore qu’en mes temps libres, mes préoccupations soient aujourd’hui celles d’un vieillard dépassé par son époque, accablé de n’avoir su changer le monde, envahi par des espoirs et des rêves dépouillés, abandonnés au sort d’une jeunesse impérieuse et arrogante.
Je me ressens rarement de cette ère et probablement d’outre-temps.
Au fond, je crois que tout me sépare…
Je ne connais pas le nom des voitures à la mode (ni des anciennes d’ailleurs).
Je sais rarement quand il faut mettre de l’essence ou du gazole.
Je ne sais rien des équipes de football.
Je me fous de tous les scandales et de tous ces journaux où tant de vies s’étalent sur des pages entières.
Je ne sais pas si mon jeans est tendance (même si j’ai quand même dans l’idée qu’il ne l’est pas).
Je me fous des derniers objets qu’il faut avoir et je ne sais rien des nouvelles technologies, de ces soi-disant progrès.
Aussi, je voudrais ne pas savoir tout ce qui ébranle ce monde qui m’est si étranger…
Alors bien sûr, mes sujets de conversation sont plutôt restreints et les centres d’intérêts de mes congénères me semblent parfois tellement futiles.
Je comprends si peu de ce qui les anime et j’en suis sûr, ils me trouvent très ennuyeux. Désespérant, peut-être ?
Je tiens tout de même à préciser que je ne me sens pas supérieur aux autres et que pour être totalement franc, c’est même bien souvent le contraire.
Je manque cruellement de confiance en moi. Il est de ces choses passées que l’on ne peut changer ; la confiance en soi n’est pour moi rien de plus que la confiance décuplée que d’autres nous ont alloués lorsque nous étions encore enfant.
J’ai tellement peur de l’Autre que ma conclusion est sans appel :
Je suis d’une certaine manière un Inadapté.
Inadapté à ce monde et à ceux qui l’animent, et plus profondément encore, il semble que je sois incommodé par l’air du temps.
J’ai aussi ce sentiment de ne pas être le seul…
L’autre jour, j’étais à Paris, bloqué durant des heures sur le périf. Quelle solitude !!!
Je me sentais alors spectateur d’un théâtre de l’absurde où l’humanité semblait se perdre.
J’observais les gens et j’entrevoyais alors nos existences dénuées de signification. Dans un décor immonde, sous un tunnel insalubre, bruyant et puant, chacun dans sa boîte au moteur vrombissant semblait faire de son mieux pour mettre en scène toute la déraison du monde.
C’est ainsi, que j’ai longuement observé cet homme remarquable, si bien habillé, étriqué et cravaté, bien rangé dans son brillant écrin noir métallisé, immobilisé, parmi des centaines d’autres tout aussi démunis que lui. Une semaine venait de se terminer. Etait-il heureux ?
A en observer la manière dont il se récurait frénétiquement le nez avec les doigts, je me suis laissé dire qu’il était très détendu, sûrement très à l’aise dans son époque. Moi, j’ai préféré baisser les yeux, je ne voulais pas qu’il puisse me surprendre en train de l’observer.
Je ne voulais surtout pas non plus m’occasionner de l’embarras…
Et puis, il y avait cette femme dans sa voiture usée. Pourtant seule, elle gesticulait dans tous les sens. Une danse peut-être ? Au beau milieu de tant d’autres, ces derniers ne semblaient pas exister pour elle, et elle, ne semblait bien n’exister pour personne. Cette jeune femme dans ce chaos surréaliste montrait outrageusement à qui voulait le voir, qu’elle s’imaginait heureuse, et moi, bien sûr, je pensais qu’elle était folle.
Je pourrais ainsi vous parler de centaines d’autres…
C’est toujours ainsi, lorsque je suis en ville, j’aime à m’imaginer n’être qu’un scientifique extraterrestre dont la mission serait alors d’observer ces étranges humains aux vies saugrenues. Sans oublier jamais que malgré moi, je reste l’un d’entre eux, je suis toujours à l’affût pour débusquer un spécimen extraordinaire ou spectaculaire qui sortirait d’une caverne ou d’un buisson, ou plus banalement d’un Mac-Do. Je ne suis jamais déçu et l’attente est rarement longue.
Les vêtements, les démarches, les regards, je recherche toujours des similitudes avec d’autres espèces animales que je connaisse. Croyez-moi, je ne m’ennuie jamais.
Tout ceci se fait dans un esprit scientifique bien sûr, sans moquerie, ni jugement, avec compassion parfois. Non je l’avoue, ce n’est pas toujours vrai, ma nature qui me rattrape a bon dos.
Elle est humaine…
Sont-ils sérieux à vivre ainsi ? Ne voient-ils pas ce que je vois ?
Ils sont contents de leurs sorts. Dans cette société hypocrite ces esclaves d’un genre nouveau travaillent pour survivre et ne s’indignent jamais. C’est bien cela, ils sont contents de ce qu’ils ont et sans doute se disent-ils que tout pourrait être bien pire.
Les maîtres du monde, de la finance et de la politique le savent parfaitement, la stratégie consiste à ne pas dire aux esclaves qu’ils sont des esclaves, et surtout, à leur faire croire que la révolte et la rébellion les mèneraient à leurs pertes.
Et moi, me direz-vous, où me situe-je dans tout cela ?
Pour moi, c’est très diffèrent bien sûr : Je suis un éducateur.
Je suis un esclave à part ; privilégié peut-être ?
Je ne transpire pas et je ne produis rien d’intéressant, de quantifiable, d’économiquement rentable. Autant l’avouer, issu du monde ouvrier, à ce jour, mes parents se demandent encore parfois si je travaille vraiment. Je ne porte jamais de charges lourdes, mes gestes ne sont pas répétitifs ; bref, ma routine est sans doute plus acceptable, plus supportable (j’ai déjà eu auparavant la malchance d’avoir d’autres vrais boulots).
Aujourd’hui, il est assez aisé d’écrire n’importe quoi sur le travail d’éducateur ; il est tellement méconnu.
L’autre jour une dame me demandait quel était mon métier. Une fois avisée, elle m’octroya un regard de pitié m’affublant alors d’une peau de martyr. Sa réponse, comme bien souvent, fût la suivante :
–« Oh, comme c’est courageux, ce métier doit être si difficile. Il faut savoir faire preuve d’abnégation, de bravoure aussi… » .
-« Pauvre conne !!! Ai-je vraiment la gueule d’un brave, d’un saint ou d’un ange ?
Est-il si malaisé de parler de ce métier sans trop en dire ? ».
Voici donc la première réponse qui m’est venue à l’esprit. (Heureusement ce dernier est encore assez vif ; il se ravise promptement…).
Cette réponse facile me laisse à penser qu’aux yeux de trop nombreuses personnes, les éducateurs travailleraient auprès de rebuts, de tas de souffrances contagieuses, d’êtres aux malheurs dangereux, d’humains aux liens sociaux qu’ils auraient délibérément laissé se déliter. Il n’en est rien.
Cette réponse si fréquente permet-elle aussi à certains de se dégager hâtivement du malheur des autres et ainsi, de s’en protéger ? J’y entends parfois ; - « Puisqu’il est des braves et des charitables sur cette terre pour s’occuper des handicapés, des exclus, des malchanceux ou des maudits, alors chacun trouve une petite place. Et moi, de la mienne, qui ne pourrai jamais faire ce métier, tout cela me donne bonne conscience ; au fond, ces malheurs ne me regardent pas… ».
Et pourtant, qui peut être certain dans sa si longue existence de ne jamais perdre pied au point que ses propres inaptitudes, ses fâcheuses différences ou bien même, ses blessures intimes ne le fassent vaciller jusqu’à ce qu’un jour, un éducateur ne vienne prendre soin de lui ?
Tout n’est peut-être alors qu’une question de place, d’identification ou d’empathie ?
Connaissez-vous beaucoup d’enfants qui rêvent de devenir éducateur lorsqu’ ils seront grands ?
Bien-sûr que non, ce n’est pas une vocation. Les enfants rêvent de métiers héroïques.
Ils veulent éteindre le feu, réparer des moteurs, susciter l’admiration, amonceler de la reconnaissance, de l’argent plus tard…
Devenir éducateur est très souvent la résultante d’un déjà long chemin de vie qui n’appartient qu’à soi.
En effet, ce n’est pas toujours facile de devenir un « bricoleur de l’âme humaine » ; elles ne sont jamais les mêmes, jamais brisées aux mêmes endroits ou de la même manière…
Nos outils sont invisibles. Il faut savoir manier le bon sens et préserver ses sentiments intimes. Il faut avoir des valeurs très altruistes, un brin de culture, un soupçon de bonne intelligence, un peu de retenue, de patience, beaucoup d’écoute et de discernement.
De la philanthropie ? Peut-être, mais pas si sûr…
Prétendre à être utile aux autres à ce point, cela peut finir pas sembler suspect.
Je crains qu’il soit encore question de soi. Mais que cherchent donc à réparer les éducateurs ?
Peu importe la question n’est pas là . Je reste convaincu qu’il est toujours plus profitable de parler de ce que l’on sait.
Ainsi, les éducateurs ne seraient donc pas des héros. Ils feraient ce que chacun devrait pouvoir faire gracieusement, avec ce que chacun devrait pouvoir être naturellement, dans un monde bien sûr, où tout tournerait rond.
Mais voilà , cette société est si perverse que je fais ce métier du mieux que je puisse faire…mais contre de l’argent.
Je reste ce petit pion, la petite main d’un système.
Avec de très bonnes intentions, je participe à rendre ce monde lisse, notre société uniformisée. Les enfants sont à l’école, les vieux sont à l’hospice, les ouvriers à l’usine, et les plus fragiles, bien rangés, à l’abri des regards, dans des institutions.
En somme, pour aider, accompagner d’autres plus vulnérables, je ne travaille bien souvent, qu’avec ce que je suis.
C’est bien dommage, j’avais rêvé d’un monde où il suffirait d’Etre, pour enfin s’épauler, et prendre soin de nous.
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