J’en ai gros sur la patate. J’en ai assez de tous les problèmes qui m’arrivent sur la tête. Quand je marche dans la rue, j’ai peur de me faire écraser par une voiture, j’ai tellement la poisse, qu’il est très possible que ça se produise. Si une tuile tombe d’un toit, elle sera forcément pour moi ! Pourquoi est-ce que rien ne va ? Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu ? Je prends un train ? Il tombe en panne. J’essaie un nouveau shampoing ? Je me retrouve couverte d’eczéma.
Je finis mon petit déjeuner, les croissants de mon boulanger sont excellents, je les coupe en deux et j’étale la confiture de framboise que j’ai faite l’été dernier, lors de mes dernières vacances. Les fruits étaient mûrs à point, je me vois encore en train de les cueillir au fond du jardin de ma tante. Je verse du thé dans une jolie tasse achetée en Angleterre, ma théière aussi est magnifique, j’aime ce moment de calme. Le liquide chaud et sucré coule dans ma gorge, je sens mon visage rougir, c’est tellement réconfortant.
J’aime ma nouvelle maison, ses coussins confortables, il y règne un calme et une sérénité qui n’existent pas ailleurs. Le facteur doit être passé, je vais aux nouvelles. La boîte doit encore être pleine de factures et de tracasseries diverses, mais c’est la vie, comme on dit !
J’attends ma nomination sur un nouveau poste d’enseignante, je reviens de Nouvelle Calédonie où j’ai travaillé pendant vingt-cinq ans. La lettre officielle tarde à arriver, mon ami Jean sait depuis longtemps qu’il a obtenu le lycée de ses rêves à Carcassonne, mais pour moi, il doit encore y avoir un « bug ». La boîte est vide, je me décide à appeler une nouvelle fois le Rectorat. La musique d’attente n’en finit pas, je suis obligée d’appeler le standard, je n’ai aucun numéro direct dans cette nouvelle académie. J’ai l’impression qu’on m’a complètement oubliée, c’est inquiétant. Je me verse une tasse de café d’Ethiopie, il est fort mais subtil, j’ai fait des madeleines hier, j’en déguste une avant de rappeler. Elle est fondante et légèrement citronnée, une petite bosse, sur le dessus lui donne un air bien sympathique. J’en prends une deuxième, ce n’est pas la peine que je m’énerve sur ce téléphone.
Vers la fin de la matinée, la Valse numéro 2 de Shostakovich s’arrête enfin :
https://www.youtube.com/watch?v=VruZlqnVGYA- Allo ? Madame Marceau ? Votre prénom est ?
- Jeanne.
- Je suis désolée madame, mais nous n’avons aucune trace de votre dossier.
Je me mets à rire :
- C’est impossible, j’enseigne depuis vingt-cinq ans, j’ai tous mes arrêtés de nomination, mes notes, mes bulletins de salaire…
- C’est curieux en effet, je vais rechercher, vous étiez en Nouvelle Calédonie ?
- Oui c’est bien ça.
- Je vous rappelle dès que j’ai trouvé.
Après des jours, des semaines et des mois. Aucune trace de ma carrière professionnelle n’a été retrouvée. Je ne travaille pas, alors que j’entends autour de moi, qu’il manque des professeurs, et bien sûr, je ne suis pas payée. Mes économies me permettent de vivre assez bien, je sais que cette erreur va être corrigée, mais dans combien de temps ? Les méandres de l’administration font souvent un peu peur. Je décide de ne pas m’en faire, j’ai repéré un petit marché non loin de chez moi, les produits sont excellents, je passe mes journées à faire la cuisine, des pâtés, des plats mijotés, des entremets, des gâteaux, des crèmes… Il y a une odeur délicieuse dans la maison, ce parfum de bonnes choses est réconfortant. Je dresse mes plats dans de la jolie vaisselle que j’ai achetée récemment. Je ne peux pas encore partager mon plaisir, je ne connais personne dans cette ville. J’ai peu de contacts avec l’extérieur, je préfère régler mes problèmes. Le bruit, l’agitation m’agressent, et je me rends compte que la moindre démarche, me coûte. Je ne me sens bien que dans les restaurants, les salons de thé et les épiceries fines, là , je suis rassurée.
L’ennui est que je grossis, le manque d’exercice et la bonne chère, ne réussissent pas à ma silhouette. Je sors peu, je mets des vêtements amples, je ne veux aucune contrainte, les talons et les soutiens-gorge à balconnets attendront quelques temps dans les placards. Il faut que je me fasse du bien.
Après une année, je reçois un bulletin de salaire avec en bas de page la somme « 0,00 euros ». Je ne suis plus payée, je n’ai pas de poste, je n’ai pas d’ancienneté, je n’existe plus. Je n’ai plus de vie sociale, je suis un non-être. Pourtant, quand je vais au marché, les gens s’écartent, il faut dire qu’avec mes quarante kilos en trop, je prends de la place. L’autre jour, j’ai failli renverser une étagère, dans un magasin d’articles pour la cuisine, l’allée était trop étroite pour moi. Je me sens bien, moelleuse, ronde et douce, j’ai l’impression d’être un gros chat angora.
Pourtant, il va bien falloir que je règle ce problème de travail. Je décide de m’adapter à cette nouvelle situation, et pour commencer, il va falloir que je change ma garde-robe. Je suis souvent passée devant une boutique de vêtement de grandes tailles, j’entre pour regarder. Il y a des robes magnifiques coupées pour mettre les formes en valeur. Je me sens belle et élégante. Je ne m’étais pas regardée dans un miroir depuis des mois. La personne que je vois en face de moi ressemble à un membre de ma famille que je n’aurais pas vu depuis longtemps. Cette femme imposante a l’air sympathique. La vendeuse me conseille de mettre un rouge à lèvre vif en harmonie avec ma nouvelle tenue.
J’ai laissé tomber l’enseignement, ma nouvelle passion est la cuisine. J’ai un contrat avec une chaîne câblée, je fais des vidéos, je suis filmée en train de faire de bons petits plats. Les recettes qui ont le plus de succès sont mes desserts au chocolat. J’ajoute toujours plus de cacao, de beurre, de sucre et de chantilly. Le réalisateur fait des gros plans sur le caramel et le chocolat qui dégoulinent sur les flancs de monstrueux gâteaux. Je reçois des lettres du monde entier puisque mes émissions sont visibles sur le net. On me dit que ça fait du bien de voir une femme plantureuse croquer la vie à pleine dents et assumer ses rondeurs. Depuis peu, j’ai lancé une ligne de vêtements et j’ai un contrat avec un fabricant de cosmétiques. J’EXISTE !!!!
Une des personnes qui m'a inspirée mais n'a rien à voir avec cette histoire :
https://www.youtube.com/watch?v=S9p9bAENBochttp://www.nigella.com/