Le mythe de Pierre
L’homme dansait au milieu du bureau, sur une musique imaginaire, sous le regard d’un autre homme, assis en face de lui. Le spectacle dura une minute entière.
— Ainsi, Pierre, vous êtes parti loin d’ici. Je n’arrive pas à savoir où.
— En Espagne, professeur Royer.
— Et quelle musique vous inspire ?
— Le concerto d’Aranjuez, évidemment !
— Qui êtes-vous cette fois-ci ?
— Pedro d’Aranjuez, le plus grand toréador de Madrid. Les femmes se pâment à la seule évocation de mon nom, les taureaux me craignent de génération en génération. Je suis l’Espagne éternelle, le sang et la religion, l’amour et la peur, la mort et la rédemption.
— Racontez-moi votre histoire.
Pedro d’Aranjuez se lança dans un théâtre imagé où l’été madrilène enflammait les arènes, quand le Roi lui-même se déplaçait pour assister au spectacle de l’épée et des cornes. Le bureau du professeur Royer devint à son tour espagnol, rythmé au son des talons, des claquements de mains et de la corrida. Le professeur Royer essuya ses lunettes, les ajusta sur son nez puis concentra ses pensées sur le personnage principal, le patient connu sous le nom de Pierre Martin à l’état civil et la sécurité sociale. Il en avait vu des mythomanes dans sa longue vie de praticien mais celui-ci battait des records de réalisme. Chacune des consultations devenait une épopée, une chanson de gestes. Une fois, il avait assisté au sacre du printemps, avec le danseur Piotr Minouchkine dans le rôle du dieu russe. Il s’était surpris à entendre la musique d’Igor Stravinsky alors qu’aucun dispositif acoustique n’existait dans son bureau. Le seul pouvoir de la suggestion, l’envie de croire à l’histoire racontée dans un spectacle dansé et mimé, l’avaient conduit à devenir le public d’un théâtre imaginaire.
Le professeur Royer se rappela de la première fois. Pierre Martin lui avait été envoyé par l’un de ses collègues, un médecin de Neuilly, qui ne savait plus comment gérer son patient.
— Vous allez voir, Royer, Pierre Martin est simplement ahurissant.
— Il est seulement mythomane ou souffre d’autres maux ?
— Si vous pensez à des troubles bipolaires ou de la schizophrénie, je vous arrête tout de suite. C’est bien plus complexe. Il faut le voir. Ne jugez pas trop vite.
Pierre Martin était alors venu en consultation. D’apparence anodine, ni trop grand ni trop petit, poli et volontaire, il ne ressemblait pas aux conteurs d’histoires à dormir debout, aux pauvres gars qui s’inventaient une autre vie pour oublier leur quotidien, aux gardiens d’un temple faits d’hallucinations et de mensonges.
— Savez-vous pourquoi vous êtes ici, Pierre ?
— Oui, professeur Royer. Parce que mon médecin ne sait plus comment faire.
— Pourquoi, d’après vous ?
— Il ne sait pas voyager.
— Racontez-moi un voyage, alors.
— Un voyage ne se raconte pas, professeur Royer. Il se vit. Si vous ne rentrez pas dedans, il n’y a pas de voyage, aucune musique à entendre, nulle histoire à revivre, même pas de personnages à imaginer. C’est ce que mon médecin n’a pas réussi à comprendre.
Ce jour-là , Pierre Martin avait été Pierre Tristan, un jeune condamné à mourir par amour. Il s’était construit son théâtre, ses personnages, son drame. Pour la première fois, le professeur Royer était rentré dans le monde imaginaire d’un patient. Il avait entendu les flutes et les hautbois chanter le thème mélodique de Claude Debussy. Il avait vu la belle Yseult souffrir de son mari jaloux. Il avait voyagé, sans résister.
Pierre Martin était devenu le patient du professeur Royer. Ses personnages avaient éclairé le bureau terne, la vie monotone d’un praticien abonné jusque-là à la folie ordinaire, aux dépressions nerveuses et aux grincheux chroniques. Il y avait eu la période « Paix et Amour » avec Peter Hendrix, un sorcier vaudou plongé dans un monde de beautés aux longs cheveux, au son de la guitare acoustique de la chanteuse Joan Baez. Cette ère s’était prolongée vers la lune, avec un magnifique personnage appelé le Pierrot Lunaire, dans une sorte d’ode dissonante à la décadence et l’addiction. Le professeur Royer n’avait pas toujours tout compris, cela d’autant plus qu’enregistrer ces scènes ne donnait rien une fois évanouie la magie du moment. Il ne pouvait rien en tirer, à l’instar de Pierre Martin avec ses dons de conteur qui le faisaient passer pour fou alors qu’il méritait sa statue au panthéon des auteurs.
Pedro d’Aranjuez termina le spectacle par une mise à mort, celle d’un taureau tueur de toréadors, un champion toutes catégories. Il enthousiasma la foule, passa de la danse au drame puis du drame au frisson, pour enfin terminer dans le rouge. Les mouchoirs de grandes dames de Madrid se mouillèrent de larmes, la poussière vola dans l’arène, l’ocre devint la couleur dominante, avant de se transformer en sang. Le professeur Royer oublia Pierre Martin, les analyses sur la mythomanie, la médecine et ses certitudes, pour applaudir à son tour le courage de Pedro d’Aranjuez devant une bête sauvage, un diable à quatre pattes et deux cornes. Le bien transperça le cœur du mal, sous le soleil madrilène et les cris du public.