Régression
Quand dla-nod, explorateur de classe 7, rentra dans le laboratoire du professeur iti-tjk, ce dernier, un archéologue de renommée galactique, était plongé sur un spécimen de poulpe momifié d’Aldebaran, une merveille de l’art ancien, quand les civilisations dominantes ne maitrisaient pas encore la technologie du bond multidimensionnel.
— Alors, professeur, ces recherches, ça avance ?
— Vous voulez parler des restes que vous m’avez ramenés de HTRAE-003, je présume.
— C’est exactement ça.
— J’avoue que mes conclusions m’étonnent encore. Je les ai soumises à mes collègues des Douze Planètes.
— Et ?
— Rien d’anormal. Ma méthode suit les principes fondamentaux de l’archéologie, avec une extrême précision et des contrôles en cascade.
— Tant mieux. Je dois soumettre vos résultats au Grand Conseil.
Le professeur iti-tjk soupira. La procédure l’obligeait à expliquer aux explorateurs de classe 7 le sens historique de leurs découvertes, avant de présenter avec eux des conclusions au Grand Conseil. Ce dernier, une instance essentielle pour les chercheurs de son rang, décidait des financements, des plannings et des moyens pour d’autres phases d’exploration, celle des milliards de monde inconnus de la galaxie. Si le professeur voulait obtenir des crédits suffisants pour son programme, il devait respecter le règlement, permettre à un être aussi frustre que dla-nod de comprendre les résultats des analyses scientifiques.
Le savant sortit les reproductions des vestiges ramenés par l’explorateur de classe 7. Il les posa sur la table puis commença la leçon.
— D’abord, vous devez savoir que cette civilisation s’est éteinte il y a des centaines de cycles.
— Je m’en doutais, vu l’état des bâtiments.
— Ensuite, je dois vous avertir que cette civilisation est progressivement entrée en régression.
— La maladie ?
— Non. Visiblement, c’était inscrit dans son schéma.
— Elle n’a pas été remplacée par une autre. C’est ce qu’on apprend pourtant à l’école, quand on parle de l’évolution des espèces.
— En théorie, oui, elle aurait dû. Malheureusement, il semble qu’elle avait aussi pillé sa planète, ruiné son écosystème, dévasté les ressources biologiques. Même des êtres unicellulaires n’auraient pas survécu à un tel gaspillage.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ? Et dans quel ordre ?
— C’est là mon problème. La conclusion logique est tellement absurde, énorme, incompréhensible de la part d’une espèce aussi évoluée, que je me pose encore des questions.
Le professeur iti-tjk raconta une histoire invraisemblable. La civilisation dominante sur HTRAE-003 avait commencé à voyager dans l’espace, maîtrisé la fusion des atomes, développé de réelles capacités en génétique et instauré une sorte d’ordre planétaire basé sur la propriété et la valeur ajoutée. L’étape suivante semblait inévitable. Elle aurait pu utiliser l’énergie de son système solaire, puiser dans les ressources presque illimitées des astres environnants, bâtir des zones d’habitation sur les autres planètes et gérer ainsi sa démographie. Ensuite, elle aurait découvert la technologie du bond, s’affranchissant ainsi des énormes distances entre les zones stellaires. Cette civilisation serait probablement devenue un membre éminent des Douze Planètes. Seulement, elle avait changé de chemin, s’était fourvoyée dans des voies sans issue, avait oublié que le nombre ne suffisait pas pour décider.
L’explorateur de classe 7 dla-nod écouta sagement, sans poser de questions. A la fin de l’exposé, il eut l’impression de ne rien comprendre, comme si une telle issue, et pour des raisons aussi triviales, relevait de l’impossible.
— Vous me faites marcher, professeur.
— Non. L’humour ne fait pas partie de mes qualités premières.
— Alors cette espèce est passée de maître de son monde à une sorte d’animal sauvage, régi par l’appât du gain, le sexe et la nourriture facile ?
— C’est ça.
— Tout ça parce qu’elle s’est appauvrie culturellement ?
— En substance.
— Pourtant, elle maîtrisait l’écriture, la déclinait sous des formes diverses, allant de l’information brute aux œuvres artistiques.
— Correct.
— Mais elle a arrêté de lire.
Le professeur iti-tjk reconnut l’esprit pragmatique des explorateurs de classe 7. Quand un caillou tombait sur le sol, les pairs de dla-nod ne voyaient que la chute, sans se préoccuper de la gravité, de l’environnement ou des circonstances historiques. Ils regardaient alors le cratère d’impact, en mesuraient la circonférence et la profondeur puis consignaient tous les éléments physiques dans un rapport précis. Les conjectures, les hypothèses et autres projections ne les intéressaient pas. Pour cette raison, ils étaient parfaits pour aller recueillir des indices, débusquer des fossiles, et les ramener intacts aux scientifiques. Ils ne polluaient jamais le théâtre archéologique, n’essayaient pas de chercher d’improbables explications, ne dénaturaient pas la science au nom d’une quelconque croyance ou intuition.
— C’est plus compliqué.
— Dans ce cas, vous devez me l’expliquer. C’est la procédure. Personnellement, je m’en fiche, seule l’exploration, le voyage galactique et les dangers du bond m’intéressent. Le reste, je vous le laisserais volontiers, si j’avais rédigé le manuel.
— Je sais.
— Parfait. Pourquoi ont-ils arrêté de lire ?
— C’est un enchainement d’événements. D’abord, un groupe de pression a déclaré qu’il fallait arrêter de travailler.
— Pourquoi ? Le travail fait partie de l’effort collectif.
— Un autre groupe de pression profitait de cet effort collectif pour s’enrichir sans partage.
— Il y a des instances pour empêcher ça.
— Oui. En général, on appelle ça le dialogue.
— C’est ce qu’on apprend à l’école, dès le plus jeune âge.
Le professeur iti-tjk décida de schématiser son discours, de le rendre compréhensible par le profane. L’espèce disparue était en conflit avec elle-même depuis des dizaines de cycles. Elle n’avait pas d’ennemi extérieur à combattre, pas de prédateur connu. Pour une raison encore mystérieuse, il lui fallait se battre, à n’importe quel prix, pour exister. Cette propension à la guerre l’éloignait du consensus, de l’intérêt commun, de la vie en collectivité. Les groupes de pression s’affrontaient sur tous les terrains possibles, parfois pour un bout de jardin, d’autres fois pour le principe, souvent pour des raisons obscures et oubliées depuis des générations.
L’élève n’interrompit pas le maître. Il comprenait mieux la situation vécue par une espèce en bout de course, condamnée à évoluer ou disparaitre.
— Est-ce plus clair, explorateur dla-nod ?
— Je crois.
— Qu’avez vous retenu ? C’est important pour notre prochaine présentation au Grand Conseil.
— Quand le groupe de pression a déclaré l’interruption du travail, son adversaire a durci le ton, progressivement. Les travailleurs se sont retrouvés entre les deux parties. D’un côté, ils étaient d’accord pour arrêter de travailler, parce qu’ils se sentaient exploitées par une minorité abusive. D’un autre, ils commençaient à manquer de ressources puisque les usines ne produisaient plus d’énergie, de nourriture, de fournitures.
— Exactement.
— La situation s’est envenimée quand les journaux ont cessé de sortir et les médias de fonctionner. Au début, les travailleurs se sont sentis soutenus, plus forts, tandis que les exploiteurs ont décidé de se retrancher derrière leurs privilèges. Ensuite, lire est devenu inutile puisque l’écriture n’était plus relayée. L’oral primait désormais sur l’écrit. L’information se diffusait de proche en proche, sans capacité de critique constructive. Les histoires devenaient une forme de réalité diminuée.
— Il était pourtant possible de revenir en arrière, non ?
— Pas pour eux. L’abrutissement des travailleurs arrangeait les exploiteurs, toujours persuadés qu’ils reviendraient à la raison. Il permettait aussi au groupe de pression, celui qui avait décidé l’arrêt du travail, de conforter sa position de force, en manipulant le grand nombre. La civilisation s’est atomisée, devenant une addition d’individus régis par la peur ou la gourmandise, parfois les deux.
— Il y aurait dû avoir une guerre.
— Pas forcément, juste des escarmouches, une guérilla larvée.
— Comment cela a-t-il fini ?
— Logiquement. Ils sont devenus débiles, ont oublié pourquoi ils étaient les maîtres du monde, et ont fini par piller leur planète. Leur évolution est devenue une régression. La civilisation a laissé place à l’animalité.
— Et ils se sont éteints.
— C’est ça. Comme de stupides être monocellulaires privés du liquide nourricier pendant une saison sèche.
— Je crois que vous êtes prêt pour le Grand Conseil, explorateur dla-nod.