Une sombre histoire de famille
Omlet descendit du carrosse, congédia son valet Igor puis entra dans le poste de police.
— Je viens vous déclarer un meurtre, déclara Omlet au planton de service.
— Qui est la victime ?
— Mon père, Omlet le Premier, prince des Hautes Terres.
— De quand datent les faits ?
— Mon père est mort il y a deux mois.
A ces mots, le fonctionnaire de police leva les yeux de son écran d’ordinateur et fixa Omlet d’un regard de psychothérapeute. Il remarqua alors l’air fiévreux du plaignant, sa tenue d’une autre époque et le crâne osseux qu’il tenait dans la main.
— Deux mois, ça fait long, objecta le planton.
— Je sais. Nous avons tous pleurés Omlet le Premier. Ses funérailles ont été dignes de son rang.
— Qu’a déclaré, à l’époque, la médecine légale, sur l’origine du décès ?
— Une cirrhose du foie, avec des complications pulmonaires.
— Vous n’êtes pas d’accord avec ces conclusions ?
— Plus maintenant.
— Pourquoi ?
— Parce que mon père, Omlet le Premier, m’a révélé son assassin.
Le fonctionnaire de police activa son système de sécurité psychique, en appuyant sur un petit bouton rouge dédié aux cas trop difficiles pour le personnel de base. Cette histoire de meurtre, déclaré par le fils d’un défunt, deux mois après les faits, commençait à sentir l’embrouille, le compliqué. Rien, dans le manuel du parfait policier, ne l’obligeait, lui, Tiburce Dugommeau, à rentrer dans les méandres obscures d’un déclarant excentrique. La procédure était claire : dès que le cas dépassait son seuil de compétences, l’agent des forces publiques devait impérativement en référer à sa hiérarchie et transmettre le dossier aux autorités responsables.
— Monsieur, votre affaire mérite toute l’attention d’un officier. Je vais vous demander de me laisser votre nom, vos coordonnées, et vous assoir dans la salle d’attente prévue à cet effet.
— Omlet le Second, prince des Hautes Terres. Vous trouverez mon adresse exacte au cadastre royal, répondit le plaignant. Je ne bougerai pas d’ici tant que ma plainte n’aura pas été officiellement enregistrée.
— Ce n’est pas la procédure en vigueur, monsieur Omlet le Second.
— La peste soit de la procédure !
L’agent Dugommeau évalua les risques de voir l’impétrant transformer un banal acte administratif en controverse inutile. Il décida alors d’accélérer le processus. Cinq minutes plus tard, son chef de service, le capitaine Régine Cruchette, entra dans l’arène.
— Capitaine Régine Cruchette, commença la gradée. Que puis-je pour vous, monsieur Omlet le Second ?
— Je viens vous signaler un meurtre, déclara Omlet, celui de mon père, le prince Omlet le Premier.
— Veuillez me suivre. Nous allons étudier l’affaire ensemble.
Omlet s’exécuta. Il accompagna Régine Cruchette dans le labyrinthe du commissariat, jusqu’à son bureau.
— Prenez une chaise et racontez-moi les faits depuis le début, ordonna l’officier.
— Mon père a été assassiné.
— Quand ?
— Il y a deux mois.
— Où ?
— Dans son château.
— Comment ?
— Empoisonné.
— Par qui ?
— Son frère, mon oncle Glaudius.
Régine Cruchette ouvrit un formulaire de déclaration d’homicide. Elle en renseigna les champs obligatoires puis rédigea un compte-rendu fidèle des dires d’Omlet le Second. Une fois ces premières informations formellement enregistrées, Régine Cruchette entama la seconde phase prévue dans la procédure.
— Bien. J’ai ouvert un dossier à votre nom. Maintenant, je vais devoir vous poser des questions plus précises sur les circonstances de l’affaire.
— Vous avez mon oreille.
— Si j’en crois mes fiches, le médecin légiste, le docteur Glouque, a déclaré le décès de votre père sous la rubrique « Causes naturelles ». Selon ces informations, il s’agit des suites d’une longue maladie, la cirrhose du foie, terminée en œdème pulmonaire. D’ailleurs, votre mère, la princesse Gertrude, a signé les papiers et autorisée la procédure d’inhumation.
— Je sais tout ça.
— Pourtant, deux mois après, vous venez ici et changez la version de l’histoire. Est-ce le cas ?
— Oui, vous avez bien compris.
— Monsieur, dans ce type de situation, il est de mon devoir de confronter les déclarations du plaignant à des faits avérés, de les passer au révélateur des preuves ou indices mis à disposition, qu’ils soient anciens ou récents. Comprenez-vous ?
— C’est clair.
— Quels sont les nouveaux éléments qui vous ont amené à conclure au meurtre de votre père.
— Comme je l’ai déjà dit à votre agent, mon père, Omlet le Premier, a désigné son meurtrier.
— Comment ? Je vous rappelle qu’il est mort voilà deux mois de ça.
— Il m’a parlé hier, pendant la nuit.
Régine Cruchette pensa aux nombreuses affaires ouvertes par des hallucinés, sur la base de tables qui tournaient, de marc dans le café ou d’entrailles de poulets. Visiblement, Omlet le Premier ne dérogeait pas à la règle des attaqués du bulbe, des théoriciens du paranormal, envers et contre toute logique cartésienne.
Omlet le Premier sembla discerner un soupçon de doute policier chez son interlocutrice. Il décida de clarifier ses propos, d’entrer dans les détails, d’apporter du tangible à ses dires.
— Le spectre de mon père m’est apparu pendant que je dormais, commença-t-il. Au début, j’ai cru à une illusion d’optique, à une hallucination liée à la fatigue. Ensuite, quand j’ai reconnu la voix de mon père, j’ai écouté.
— Qu’avez-vous entendu ?
— Je cite de mémoire : « Ce fourbe de Glaudius, ton oncle, m’a empoisonné, dans le vil objectif de me voler mes terres, conquérir ma femme et te spolier, toi mon fils ! »
— C’est tout ?
— C’est déjà beaucoup, il me semble.
— En avez-vous parlé à quelqu’un d’autre ?
— Oui ! D’abord à notre conseiller familial, un homme de toute confiance.
— Quel est son nom ?
— Polonium ! Il est au service de notre famille depuis avant ma naissance. Sa fille, Ophélia, est, de surcroit, ma fiancée.
— Que vous a répondu le dénommé Polonium ?
— Il a paru embarrassé, a tenté de minimiser les circonstances.
— Quels ont été ses arguments ?
— Ma fatigue, ma tristesse, mon envie d’en vouloir à quelqu’un et non à la fatalité.
Régine Cruchette s’imagina la scène. Elle vit un notable d’âge mur essayer de raisonner un jeune homme perturbé par la disparition de son père.
— C’est la première explication possible dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des cas, confirma l’officier.
— Nous sommes dans l’exception, insista Omlet.
— En quoi ?
— Polonium est désormais le conseiller de mon oncle Glaudius. Il gère ainsi le domaine des Hautes Terres, comme il le faisait du temps de mon père.
— A cela, rien d’exceptionnel !
— Ecoutez la suite ! Glaudius a demandé ma mère en mariage. De ce fait, il récupèrera l’intégralité des biens familiaux.
— Qu’a répondu votre mère à cette dernière demande ?
— Elle a accepté, sur les conseils de Polonium.
Régine Cruchette élabora un profil sommaire d’Omlet le Second. Dans son esprit, au vu de sa longue expérience en matière de successions familiales, il n’y avait rien de douteux dans les intentions de Glaudius, encore plus si la princesse Gertrude avait accepté son offre. Qu’Omlet le Second eut du mal à digérer la mort de son père, le remariage de sa mère avec son propre beau-frère, restait dans les standards des histoires de famille, celles des aristocrates du cru.
— A part le sieur Polonium, en avez-vous parlé à une autre personne ?
— Oui, à Ophélia ma fiancée, la fille de Polonium.
— Qu’en pense-t-elle ?
— Elle m’a conseillé de ne pas en parler à ma mère, de venir directement au commissariat de police pour ouvrir une enquête.
— J’en déduis qu’elle vous croit.
— Plus ou moins.
— Comment ça ?
— Elle souhaite également que je consulte un médecin.
— A quel sujet ?
Omlet sentit l’impair, la phrase de trop. Evoquer le sujet médical, les craintes d’Ophélia quant à sa santé mentale, attirerait invariablement les soupçons sur sa version. Il chercha, en vain, une voie de sortie, une issue diplomatique.
— Je vous demande simplement de me préciser la raison de ce conseil, lui souffla Régine Cruchette. Je ne vous juge pas. Souvent, après un décès, surtout celui d’un parent proche, les survivants éprouvent des crises d’angoisse, développent des symptômes paranoïdes et vont même jusqu’à expérimenter des phénomènes hallucinatoires.
— Je ne suis pas fou, cria Omlet.
— Je ne dis pas ça.
— Polonium veut m’enfermer. Glaudius aussi. Ophélia les écoute. Ma mère également.
— Vous n’êtes pas seul. La preuve : je suis ici, à vous écouter, à enregistrer vos déclarations sur mon ordinateur.
— Glaudius a assassiné mon père. Il vole mon héritage, épouse ma mère, pour l’argent, et manipule Polonium. C’est ce que vous devez écrire dans votre rapport. J’exige une enquête, l’exhumation du corps et une nouvelle autopsie.
— Ce n’est pas aussi simple. Nous avons besoin de preuves tangibles, sinon le juge d’instruction ne validera jamais l’ouverture d’une investigation.
— Convoquez Glaudius ! Interrogez Polonium ! Si ça se trouve, ils sont complices depuis le début.
— Ce sont des suppositions, des hypothèses. Tout ceci reste à prouver.
— Rien ne vous en empêche.
— Certes !
Régine Cruchette jugea la situation compromise. Elle n’avait plus rien à attendre d’un jeune homme habitée par une folie passagère, une paranoïa galopante. Le règlement lui intimait l’ordre de prévenir le prince Glaudius, le conseiller Polonium et la princesse Gertrude des risques qu’ils encouraient. Omlet le Second devenait un danger, pour lui-même et ses proches, à cause de son délire paranoïde, de son manque de discernement et du ressentiment vis-à -vis de son oncle. Elle mit donc fin à l’entretien.
— J’ai bien noté votre témoignage, monsieur Omlet le Second. Vous recevrez un courrier officiel du palais de justice, notifiant la suite donnée à cette affaire.
— Vous ne convoquez pas les suspects ?
— Pas aujourd’hui. Le juge d’instruction en décidera, une fois qu’il aura analysé le dossier.
— Que dois-je-faire ?
— Rentrez chez vous, prenez une bonne douche froide puis allez vous promener, histoire de décanter tout ça.
— Vous me croyez fou ?
— Loin de moi cette idée, monsieur.
— Alors, faites quelque chose, agissez, sinon il va m’arriver un malheur. Glaudius va me faire enfermer, voire pire. Il a le bras long, ses sbires sont partout.
— L’agent Dugommeau va vous raccompagner, conclut Régine Cruchette en décrochant son téléphone fixe. Au revoir monsieur !
Omlet sortit du bureau, escorté par un Tiburce Dugommeau peu amène. Régine Cruchette le regarda s’éloigner, soupira puis sortit un portable de son sac à mains. « Je voudrais parler au prince Glaudius, au sujet de son problème familial » dit-elle à son interlocuteur, avant d’effacer des tablettes la déclaration d’homicide.