Radio quantique
Personne ne me croira. Pourtant, je dois laisser une trace, un témoignage pour éviter la même mésaventure à un autre.
Tout a commencé un matin, tandis que je rangeais mon grenier. Il y avait une multitude d’objets hérités de mes différents déménagements, survivants de mes turpitudes professionnelles entre Los Angeles et Amsterdam, au temps où je conseillais des artistes égocentriques sur les mille et une façons de placer son argent dans le dos du fisc. Je devais absolument trier entre l’indispensable souvenir et l’inutile nid à poussière, ce afin de soulager l’espace des vieilleries entassées durant tant d’années. Mon cœur saignait d’avance à l’idée de condamner un compagnon de route, un objet d’apparence banal mais peut-être essentiel au sommet de sa gloire, quand il trônait dans mon fier intérieur.
Ce jour-là , un symbole de l’électronique mondiale attira mon regard : un transistor, du genre pur produit des années soixante-dix quand la France marchait droit au rythme des informations forcément exactes de l’ORTF et des chansons de Mireille Mathieu. Je reconnus immédiatement mon premier poste de radio, celui offert par ma mère pour mon passage en sixième. Je pensai l’avoir perdu pour toujours, plus de trente ans après son dernier chant, avant de se voir remplacé par un modèle plus moderne avec cassettes, diodes et modulation de fréquences. Fidèle témoin des années où le disco enflammait les pistes de danse, où John Travolta et Olivia Newton-John magnifiaient les années de collège, il avait enchanté les nuits magnétiques de mes rêves électriques. Donna Summer avait alors bercé mes soirées, souvent rejointe par les Bee Gees ou Earth Wind & Fire, dans des tempos chaloupés et des mélodies envoutantes. Mon éducation émotionnelle et artistique s’était construite grâce à des ondes venues de nulle part et partout à la fois, véhiculées par un simple mais mystérieux boitier en plastique.
J’arrêtai la séquence souvenirs et emportai le poste dans mon salon, histoire de l’étudier. Je ne savais pas s’il fonctionnait encore, si ses composants avaient résisté à l’usure du temps, à la poussière et aux toiles d’araignées. Au fond de mon moi intérieur, j’espérais le raviver au moins quelques minutes, revivre la sensation de découverte quand je tournerais de nouveau le bouton à la recherche de programmes musicaux ou d’émissions pour la jeunesse.
Je posai la radio sur la grande table, prit une bière au réfrigérateur et commençai les grandes manœuvres. D’abord, il me fallut trouver des piles car il n’y en avait plus dans le compartiment prévu. Cela me demanda un regard d’archéologue et une bonne dose de chance mais j’y arrivai après cinq minutes de recherches approfondies et frénétiques. Ensuite, je dus nettoyer les circuits imprimés et le ventilateur, à l’aide d’un pinceau et d’un chiffon imbibé d’alcool doux. Je me surpris à user de patience, à travailler avec précision et sans m’énerver, telle une fourmi alors que j’étais plutôt une cigale. Enfin, je réassemblai le tout et fermai le boitier. Tout était prêt pour lancer la magie de mon adolescence passée.
J’appuyais sur l’interrupteur de mise en route. La diode rouge s’alluma, un phare dans la brume de mes souvenirs. Il me sembla voir l’air scintiller autour de la table, comme si un génie allait s’extraire du dispositif. Je tremblai dans un mélange de peur et d’excitation.
Une voix masculine entama un chant ponctué par les miaulements de choristes anglaises. Je reconnus immédiatement le titre du groupe britannique « The Buggles », une chanson qui parlait d’amour et d’étoiles de la radio. Mon cœur battit la chamade, mes yeux se remplirent d’images d’un clip vidéo désuet et mon pied droit accompagna le rythme des percussions électroniques. Je me laissai bercer par cette ancienne mélodie perdue ces dernières années. Le temps devint quantique.
J’étais dans la rue, quelque part à Londres. Autour de moi se tenaient de jeunes gens aux vêtements improbables, aux cheveux dressés en épis, au maquillage outrancier. Les magasins de fripes côtoyaient les stands de disquaires. La musique d’ABC, de Spandau Ballet et de Heaven 17 agrémentait les discussions entre clones de Marc Almond et de Martin Gore. Les sosies de Siouxsie Sioux illuminaient l’espace de leur démarche gothique. Je ne savais plus si je rêvais.
— Qui veut des places pour le concert de Human League à Covent Garden ? Je le vends pour deux livres, prix d’ami, lança un grand gaillard blond aux allures de prince des ténèbres.
— Tu déconnes, répliqua une petite boulotte blonde aux allures de sorcière celte.
— Je suis sérieux. C’est à prendre ou à laisser. Saisis ta chance ou va jouer avec tes crapauds !
— Je t’emmerde, raclure de bidet ! C’est une arnaque ton plan, comme la dernière fois pour la prétendue sortie d’un album secret de David Sylvian. Je ne me ferai pas avoir une seconde fois.
— Dégage mon air alors !
Je me décidai à marcher, surtout pour ne pas passer pour l’ahuri du coin, le quadragénaire échappé de l’asile et plongé dans un univers de jeunes rebelles. Une immense blonde aux allures d’Annie Lennox en version post-punk m’interpela.
— Eh, toi là , d’où sors-tu ces fringues ?
— De mon placard, qu’est-ce que tu crois ?
— Elles sont gravement ringardes. Viens voir ici !
— Que me veux-tu ?
— Te montrer ce qui est à la mode aujourd’hui et le sera encore plus demain. Tu ne peux pas rester dans cet état. C’est une véritable honte, un crime esthétique.
La curiosité prit le dessus sur la raison. Je rentrai dans l’échoppe de la vendeuse. Elle ne s’embarrassa pas de politesse inutile et me colla directement devant un grand miroir situé en plein centre de la pièce. Ce que je vis défia mon entendement : une version de moi-même, habillé dans le plus pur style négligé des années deux mille dix avec une chemisette hawaïenne et un jean délavé, mais paraissant âgé de dix-huit ans au mieux.
— Sans rire, tu peux survivre à Londres sapé de la sorte ? Pourtant tu es beau gosse si on aime le genre ténébreux.
— Merci, tu n’es pas mal non plus pour qui est branchée basketteuse.
— Un partout balle au centre. Passons aux choses sérieuses. Suis-moi, je vais te relooker.
Je ne discutai pas. La suite promettait trop pour la rater. La vendeuse me choisit la parfaite panoplie du Néo-Romantique. Il ne me restait plus qu’à passer chez le coiffeur et je ressemblais à Steve Jansen période Japan.
— Tu es canon en fait !
— Merci. Je ne connais même pas ton nom.
— Marnie ! Ne rigole pas. Mes parents sont des fans d’Alfred Hitchcock.
— Moi c’est pire. Pourtant ma famille ne possède pas d’actions des studios Disney.
— Mickey ?
— Non.
— Dingo ?
— Ai-je une tête d’Australien ?
— Pas vraiment ou alors tu n’as jamais vu un surf de ta vie.
Le contact passait de commercial à plus intime. Marnie se marra à l’énoncé de mon prénom désuet puis me proposa de m’appeler Pluto. Je déclinai l’invitation, préférant passer pour un ringard grincheux au lieu d’un chien débile.
— Marnie, je dois t’avouer quelque chose.
— Tu n’aimes pas les filles ?
— Non, ce n’est pas le sujet.
— Mon accent écossais te dérange ?
— Il est léger et trop mignon.
— Je ne te plais pas ?
— Si. Je suis branché géantes blondes.
— Alors tout va bien ! Décontracte-toi, play-boy. Si c’est une question de fric, tu peux laisser une ardoise et payer dans quelques jours.
— Merci Marnie, tu es trop cool !
— Bon, on peut revenir à ton apparence. Il ne reste plus qu’une chose : changer cette coupe de cheveux en une véritable œuvre d’art. Ensuite, on pourra aller déjeuner ensemble à West Carnaby sans que tu me mettes la honte.
Marnie tint parole. Elle me présenta un de ses amis, un dandy parfumé prénommé Rupert, coiffeur de son état. Il travailla ma tignasse brune, avec force ciseaux et chalumeaux, une technique à la mode dans les milieux branchés de la coiffure alternative. Le résultat dépassa mes espérances. J’avais désormais la tête d’une star de la pop gothique. Il ne me manquait plus qu’un impresario et des cours de chant.
Le déjeuner à West Carnaby me permit de rencontrer la bande de Marnie, essentiellement des artistes ou des designers, pas plus âgés que vingt-cinq ans. Rupert avait dû passer le mot parce que je me prenais de fines remarques sur mes cheveux. Marnie me défendait avec un humour efficace assorti de sourires à damner Dracula en personne. Mon passé, ou plutôt ce qui ressemblait à mon futur au vu de la situation ubuesque, s’effaça progressivement de mon esprit. Revenir à mon état initial ne m’intéressait pas, au contraire. Je vivais à présent dans le Royaume Uni de Margaret Thatcher, une dame de fer peu encline aux pratiques démocratiques. Mes prochains amis écoutaient ma musique préférée, vomissaient la bourgeoisie britannique et ses faux-semblants, crachaient sur l’Amérique de Ronald Reagan et brûlaient la chandelle par les deux bouts. Pour moi, l’Histoire était écrite en lettres de sang, ponctuée par des tragédies et des rêves brisés, entre la chute du mur de Berlin, la mort de Kurt Cobain et deux avions percutant des tours jumelles. Il serait assez tôt pour revenir à la réalité. Tout ce qui m’importait désormais se conjuguait aux rires de Marnie, aux postures artificielles de Rupert et à la musique électronique des petits frères du punk.
Je passai le reste de la journée avec Marnie, l’aidant dans ses ventes, alpaguant les touristes égarés pour leur vanter les mérites de la mode londonienne, rangeant des vestes sur des cintres et apportant les cafés aux voisins de commerce. Cette vie commençait réellement à me plaire. Marnie m’encouragea par des gestes d’affection, preuves de son intérêt croissant pour une relation moins platonique.
La soirée confirma cette impression, surtout quand mon Ecossaise préférée farfouilla dans ma bouche avec sa jolie langue rose. Je répondis alors favorablement à sa demande d’accouplement et la portai dans sa chambre. Le reste se déroula avec volupté, sans musique ni artifice. Je m’assoupis peu de temps après mon amoureuse, tendrement lové contre elle.
Le lendemain matin, Marnie n’osa pas me réveiller. Elle me prépara un petit-déjeuner, me laissa un mot doux puis partit travailler. Je sortis de ma torpeur aux alentours de dix heures et demie. Les draps froissés, l’odeur du parfum de Marnie et mes courbatures me rappelèrent à quel point la nuit avait été passionnée. Après une douche bien méritée, j’enfilai mon caleçon puis décidai de passer à table. Je mis le café à chauffer, admirai l’alignement géométriques des toasts sur l’assiette en porcelaine puis ouvrai le pot de confiture d’oranges amères.
Mes yeux envoyèrent alors un signal d’alerte à mon cerveau. Je tournai la tête suite à un ordre intérieur, intimé par des neurones toujours sur le pont. Un objet rectangulaire était posé sur le côté gauche de la table. Jusque-là , il ne m’avait pas perturbé outre-mesure, peut-être parce qu’il était conforme à son époque. Je le reconnus immédiatement : c’était mon poste de radio, celui de mon enfance, mon premier véhicule sur les ondes magnétiques de mes rêves d’adolescent. Le voir de nouveau dans le paysage, au début des années quatre-vingt, ne me sembla pas incongru. Lui aussi paraissait rajeuni, presque neuf, comme s’il avait bénéficié du même traitement spatio-temporel que moi.
Ma curiosité reprit le dessus sur mon esprit cartésien et ma capacité de raisonnement. Je me levai puis allumai le poste. Au début, je ne perçus qu’un grésillement informe, phénomène explicable puisque je me trouvais dorénavant en Grande-Bretagne, loin des fréquences parisiennes. Je tournai le bouton de recherche des fréquences jusqu’à tomber sur une sonorité audible.
— Et maintenant, un petit retour dans les années soixante, aux temps où Tamla Motown faisait danser la jeunesse américaine, lança une voix masculine. Largement avant les sublimes versions de Marvin Gaye, James Brown ou Stevie Wonder, la chanson « Sunny » avait été magnifiée par son auteur, Bobby Hebb, sur son premier album. C’est ce que je vous propose d’écouter dans une interprétation « live » à New York, au Palladium : le chant désespéré des Noirs Américains, après l’assassinat de John Kennedy et la fin des rêves d’un monde juste.
Le chant démarra, sombre et servi par une rythmique précise. Je me laissai aller à cette musique divine. La pièce adopta un fondu enchainé et le temps redevint quantique.
Je me retrouvais de nouveau dans la rue, torse nu et sans chaussures. Autour de moi, de grandes façades affichaient des publicités en anglais, avec des prix en dollars. Une voix grave me sortit de mon hallucination.
— Alors, mec, on se balade les seins à l’air ? Les condés ne vont pas apprécier. On n’est pas en Californie ici, à chanter du Joan Baez, ironisa un majestueux Noir.
— Où sommes-nous ?
— A Atlanta, Géorgie, dans la patrie de l’Oncle Sam, là où les Blancs tuent des Noirs pour s’amuser, où les jeunes sont enrôlés pour combattre les Rouges, où la Constitution défend les riches et chie sur les minorités. Le Paradis selon Lyndon Johnson, l’Enfer en réalité !
— En quelle année ?
— Putain, mec, tu sors d’où ? De la planète Mars ?
— Non, de Londres, Angleterre, le pays des bières chaudes et du cricket !
— On est en 1968, le 8 avril précisément. Notre sauveur, le pasteur King, vient de se prendre une balle. C’est la guerre civile. Les flics nous pourchassent. Tout ça va partir en couilles, je te le dis, mec !
Voilà comment je me retrouvai dans la panade, tout ça à cause d’une frénésie de rangement et d’un vieux souvenir électrique paré de transistors. Calvin, mon nouveau meilleur copain, me conduisit dans un refuge pour les immigrés, les réfractaires à la conscription et les révoltés de tous bords. Dans mon malheur, j’avais eu de la chance, celle de ne pas réapparaitre à mon âge de l’époque, c’est-à -dire à deux ans. J’aurais vraiment eu l’air d’un extra-terrestre.