Critique littéraire 2.0
Je le savais bien, pourtant. Accepter ce boulot de critique littéraire dans un canard de province sentait déjà fortement le pâté mais en plus il s’agissait de suivre une ligne éditoriale en retard d’un wagon sur la réalité du monde. Un comble pour un écrivain de science-fiction estampillé rock’n roll pendant des années par les plumitifs parisiens.
Brigitte, ma dame de cœur favorite, m’avait alors ramené à des pensées positives, invoquant le manque de liquidités du ménage et la crise économique. « Nous ne roulons pas sur l’or ! » m’avait-elle rappelé, joignant la gestuelle aux paroles et fronçant des sourcils comme la maîtresse d’école devant le dernier de la classe. J’avais alors capitulé devant ma sage et forcément omnisciente épouse.
Le premier mois, la rédactrice en chef me proposa une liste de trois romans.
— Tiburce, commença-t-elle, voici les ouvrages adoubés par notre rédaction. Tu dois les lire, en choisir deux à critiquer en moins de trois cents mots chacun, le dernier faisant l’objet d’un article spécial de dix mille caractères espaces inclus.
— Tu les as lus, Mireille ?
— Non, et je m’en contrefiche. Ils correspondent, selon le marketing, à notre cible de clientèle. Cette seule explication me suffit.
— Je croyais que nous avions des lecteurs et non des clients.
— Ne joue pas sur les mots, Tiburce !
Je décidai alors que ce n’était pas un jeu mais une obligation, un ordre venu d’en haut, de chez le Président-Directeur-Général, le signataire de mon chèque de fin de mois. Du coup, libéré d’un soupçon de conscience littéraire, d’un iota d’honnêteté intellectuelle, je me lançai dans l’exercice imposé.
Ma première lecture s’intitulait « Le goût de la tarte aux myrtilles ». Rien qu’au titre, j’imaginais déjà mon enthousiasme à venir devant un probable chef d’œuvre de la littérature de mémère écrite par une retraitée de Moselle parce que ses petits-enfants aimaient ses histoires d’antan. Mon intuition se vérifia au carré du centuple du prévisible.
Quatre cents pages de souvenirs fanés, de digressions fatiguées et de ressort dramatique détendu m’inspirèrent une conclusion prématurée sur la condition de critique littéraire malgré lui : arrêter là l’expérience, préférer un emploi au Mc Donalds du coin ou donner des cours à de pauvres lycéens débiles plutôt que de lire des merdes écrites avec les pieds et corrigées par un Comité Tupperware. Une fois de plus, Brigitte vint me secourir, sentant le vent de la dépression souffler sur mes neurones fatigués. « Donne une chance aux deux autres romans au lieu de ronchonner » me lança-t-elle.
Pas convaincu pour un sou par les arguments fort simplistes de ma reine du pragmatisme, je concédai néanmoins une nouvelle lecture. Cette fois-ci, l’ouvrage portait un titre à rallonge, du genre des chapitres de Jules Verne dans ses œuvres de jeunesse : « L’incontournable vérité tarde toujours à venir ou les tribulations d’un jeune homme amoureux de son rêve d’enfance ». Tout un programme.
Un demi-millier de pages plus loin, juste avant que le mot « FIN » ne s’imprimât dans mon cerveau, je devinai la teneur de ma critique résumée dans une phrase très banale : « je raconte ma vie de nain pour me sentir moins petit ». Le problème, au-delà du thème exposé pendant autant de lignes, résidait dans un style déplorable, proche du journal intime d’un adolescent boutonneux, une narration linéaire où l’émotion sentait la guimauve, et surtout des dialogues ineptes dignes des séries télévisées où la vie était toujours plus belle.
Mes tripes tentèrent de prendre le contrôle sur mon cerveau reptilien. Je partis en direction des toilettes, priant pour ne pas tomber sur Brigitte et ses phrases toutes faites. Malheureusement, la chance m’abandonna à trois mètres du but.
— Déjà fini ?
— Oui, ma chérie.
— Alors, quel est le verdict ?
— Tu veux la version officielle, corrigée des variations saisonnières ?
— C’est moi, tu sais, la femme que tu as épousé, la mère de tes cinq enfants, celle à qui tu as promis fidélité et vérité, devant monsieur le maire. Dois-je te sortir les papiers et le film du mariage ?
Je repensai à Pavlov. Ce gars avait martyrisé des chiens pour les faire saliver dans le but scientifique d’expliquer à ses pairs comment n’importe quel abruti pouvait perdre les fondamentaux de son humanité. Je devins pavlovien devant un stimulus prénommé Brigitte.
— C’est de la merde en boite !
— Et alors ?
— Je ne me vois pas en lire un troisième de cet acabit.
— Force-toi ! Tu es payé pour ça. Tu sauras extraire la substantifique moelle de ces romans, afin de les magnifier, de donner aux lecteurs des raisons d’espérer et de se voir plus grands qu’ils ne sont dans le monde réel.
— Tu déconnes ?
— Oui !
— Ouf !
— Pourtant, tu dois continuer, au cas où tu tombes sur la perle, l’œuvre de demain, celle dont toi-même tu rêves dans tes délires les plus fous.
— Parti comme c’est parti, il va me falloir croquer un buvard d’acide lysergique pour écrire une critique acceptable par le service marketing.
— Lis d’abord le troisième roman avant de me jouer un remake de « L’herbe bleue » !
Le stimulus ne fonctionna pas comme dans l’expérience de Pavlov. Au lieu de saliver à l’idée excentrique de trouver le chef d’œuvre de demain dans la lecture imposée par mon travail de critique littéraire, j’obéis à l’ordre de mon adorée, histoire de m’éviter une tonne d’arguments fallacieux et de vaines controverses.
Trois cents pages de pur verbiage, avec des fautes d’orthographe dont on pouvait se demander d’où elles provenaient. « De la moisissure littéraire déguisée en coquilles » aurait dit ma grand-mère, une institutrice peu commode qui me tirait les oreilles à la moindre erreur de grammaire. Intitulé sobrement « Plus sobre est le chameau », l’ouvrage étudié ressemblait à un règlement de comptes entre un intellectuel à longue chevelure et son égérie de pacotille. L’auteur vantait ses mérites en termes de pratiques sexuelles, ses connaissances en pharmacologie, son réseau de bobos influents et ses états d’âme sur les choses de ce monde. Basé beaucoup sur son nombril, avec de nombreuses incursions dans ses pulsions hormonales déclinées dans les toilettes du Café Flore ou l’arrière d’une veille berline américaine, son récit tournait largement en rond pour arriver nulle part.
Il me fallait désormais choisir. Quel roman obtiendrait le privilège d’un article spécial ? Telle était la question, difficile tellement mes lectures m’avaient entrainées dans les profondeurs abyssales de la littérature française. Une fois de plus, Brigitte me montra la voie.
— Mon petit doigt me dit que tu hésites, lança-t-elle.
— C’est trop dur.
— Jouons à un jeu, veux-tu ?
— La France a peur.
— Elle ne devrait pas. Tu vas voir, c’est marrant.
Brigitte et l’humour, ça faisait deux en général. Professeur de lycée à ses heures, spécialisée dans l’histoire et la géographie, elle avait raté une carrière de dresseuse de serpents ou de cracheuse de feu.
— Je t’écoute, ô toi le phare de ma destinée.
— Comment s’intitule le premier des trois romans ?
— Tu vas rire : « Le goût de la tarte aux myrtilles ».
— En effet, je suis pliée en deux. Concentre-toi maintenant, Tiburce. Tu vas devoir me donner le titre d’une œuvre littéraire française que tu considères comme le négatif de ce premier roman.
« Un anti-portrait chinois ! » me crièrent en cœur mes petites cellules grises. Brigitte avait le chic pour me sortir des chemins parfumés de mon autosatisfaction. Je respirai un bon coup, fit tourner mon cerveau à cent mille tours par minute puis délivrai la vérité ultime.
— Je n’en vois qu’un : « J’irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian.
— Pourquoi, monsieur le cultivé ?
— Parce que dans ce roman, il y a du souffle, une histoire, un style nerveux et des sentiments exacerbés. En plus, ça ne se termine pas bien, contrairement à la tarte aux myrtilles.
— Bravo !
— J’ai bon ?
— Ce n’est pas fini, Tiburce !
Brigitte me rappela la fille de la publicité pour cet opérateur téléphonique dont le slogan tournait en ostinato dans une boucle rhétorique où rien n’était fini. Je m’attendais au pire.
— Que dois-je faire ? Un triple salto arrière ?
— Non, nous sommes entre intellectuels. Tu appliques le principe précédent à ta seconde lecture.
— Alors là , c’est facile.
— Rappelle moi le titre de ce roman.
— La bouse s’appelle « L’incontournable vérité tarde toujours à venir ou les tribulations d’un jeune homme amoureux de son rêve d’enfance ».
— Je sens le collector.
— Tu l’as dit. Bref, pour revenir à ton test, je le comparerai, après un vote serré dans le concile de mes neurones, aux « Mémoires d’une jeune fille rangée » de Simone de Beauvoir.
— Je prévois le massacre.
— Tu peux. Chez Simone de Beauvoir, il y a de la classe, un style très léché, une distance vis-à -vis de l’Histoire et de ses grands acteurs à commencer par son adoré Jean-Paul Sartre. Ce n’est pas le cas dans la daube de cinq cents pages que tu m’as forcé à lire et qui jamais ne dépasse le niveau zéro de la pensée congelée en barquettes chez Leclerc.
— Bien. Tu connais la suite.
Pas plus bête qu’un autre, je savais où tout cela devait nous mener. Je réfléchis à mon argumentaire avant de lancer la séance.
— Le troisième opus des fameuses lectures de « Tiburce Dugommeau le critique littéraire malgré lui » s’intitule « Plus sobre est le chameau ». C’est un mélange raté de Brett Easton Ellis, de Quentin Tarantino et d’esprit Canal Plus, le tout dans un style littéraire faussement décontracté du gland mais carrément franchouillard.
— Quel roman français en est le négatif selon toi ?
— Tu vas me taper dessus si je te le dis.
Brigitte me regarda de travers, comme si je l’avais traitée de névropathe.
— N’importe quoi ! Accouche au lieu de jouer les victimes !
— Il s’agit de « La planète des singes » de Pierre Boulle. Aïe !
— Je ne t’ai pas encore tapé ! Explique-moi plutôt en quoi il est le négatif de ton histoire de chameau.
— Dans l’œuvre de Pierre Boulle, il y a du rythme, de la réflexion sur l’humanité et sa signification, un réalisme déroutant et une fin en trompe l’œil.
— Ce n’est pas le cas de « Plus sobre est le chameau » ? Pourtant, on reste dans le registre animalier.
Je reconnaissais bien là ma Brigitte, cette gentille enseignante élevée au grain de la littérature classique. Elle s’était arrêtée à Proust, considérant Sartre et Camus comme de dangereux anarchistes, plus philosophes qu’écrivains. Dans son esprit, Victor Hugo rimait avec l’Olympe, Stendhal enflammait les lecteurs et Gustave Flaubert charmait les femmes de son genre. Alors quand je lui parlais de Barjavel ou de Robert Merle, elle me criait dessus à force de citations de Balzac.
Sa pique raviva mes neurones et me sortit de mes derniers réflexes pavloviens.
— Certes, nous avons là un bestiaire mais « La planète des singes » reste dans l’ordre des vertébrés voire des mammifères supérieurs alors que « Plus sobre est le chameau » se complait à rester purement unicellulaire.
— En français, ça donne quoi ?
— J’essayais de parler un peu comme tes auteurs favoris.
— Laisse tomber, Tiburce, tu n’arriveras pas à m’énerver.
— D’accord. En gros, ma troisième lecture m’a montré ce que je déteste au plus profond de moi : le nombrilisme des auteurs de pacotille quand ils n’ont rien d’autre à faire que s’inventer une vie au lieu de raconter des histoires.
— Je vois ! En fait, ce dernier roman t’a franchement gavé. Je me trompe, Tiburce ?
— Non, tu as raison à mille pour cent.
Brigitte me fixa de ses sublimes yeux bleus, tel le crotale devant le pauvre chien de prairie au fin fond du Désert du Nevada.
— Tu as désormais de la matière à ton article. « Plus sobre est le chameau » reste ta lecture la plus pénible. En écrivant un article sur ce roman, tu définiras aussi ce qu’est pour toi une œuvre littéraire, un thème qui te tient à cœur et que je partage avec toi, même si nous n’avons pas les mêmes goûts.
— Si j’écris un article dans ce sens, ça va être un carnage. Tu en es consciente je suppose ?
— Que veux-tu, Tiburce. Comme disait ma mère : « la femme sage est celle qui connait les limites de son époux. » Tu te feras virer par le marketing ou décorer par la rédaction. L’avenir nous le dira. Dans le pire des cas, nous mangerons des yaourts jusqu’à ce que tu décroches un job de chef de la friteuse au Mc Donalds du coin.
Je rayonnais désormais. Brigitte m’avait redonné de l’espoir, celui d’un auteur en mal de succès mais convaincu de sa bonne direction dans les arcanes artistiques. Je pouvais pondre dix mille caractères sur « Plus sobre est le chameau » sans vendre mon âme au diable marketeur, aux démons publicistes et aux succubes de la rédaction. Remonté comme une pile atomique, j’ouvris mon logiciel de traitement de textes et commençai ce qui serait sans conteste mon premier et dernier article de critique littéraire.