La fin du bagne
La remise des diplômes de fin d’études, c’était la plaie, surtout au collège Maryse Bastié de Saint-Julien Molin-Molette. Si j’avais pu, je serais resté chez moi avec mes potes, à écouter de bons disques d’Eddie Cochran et de Gene Vincent. Avec un peu de chance, on aurait même eu droit à la visite de Stéphanie et ses copines.
Le problème, c’était mon vieux. Il avait toujours rêvé de voir un de ses rejetons arriver au lycée, à apprendre des conneries en latin, des théorèmes inutiles et des poésies pour midinettes. Ma mère n’osait pas lui dire non, du coup c’était tombé sur moi, le premier de la portée, le chat noir de la famille Dugommeau. Pourtant, j’avais tout tenté pour les dissuader : redoubler ma sixième puis ma quatrième, battre le record d’heures de colles, monter une version collégienne de « l’Equipée sauvage » avec ma pomme dans le rôle du beau Johnny. En vain. Mon père avait fait jouer ses relations à la mairie, au département, au ministère Machin-chose, auprès de gars hauts placés pour me sauver la mise et me laisser suivre le droit chemin de ses ambitions paternelles. Au lieu de me retrouver en apprentissage chez un artisan du coin, à visser des boulons et scier des planches pour devenir l’ouvrier de demain, j’avais ainsi continué dans la voie générale, celle des futurs fonctionnaires des impôts et des binoclards de l’éducation nationale.
A ma seconde quatrième, la première ayant été consacrée au rockabilly et à mon identité d’adolescent, loin des programmes scolaires de l’époque et de la vision de notre principal, ma mère avait rattrapé le coup à maintes reprises face à mon père un tantinet excédé de lire mes bulletins scolaires exécrables et le récit hebdomadaire de mes frasques juvéniles.
— Tu veux vraiment terminer cuisinier dans un boui-boui infâme comme le père du gros Raymond ? C’est ce qui te pend au nez mon grand si tu continues à glander, m’avait-il crié dans les oreilles.
— Je serai une vedette du rock’n roll, point barre !
— Marie, retiens moi sinon je le cogne !
— François, il est encore jeune. Laisse-lui le temps d’apprécier le collège à sa juste valeur. Je connais son potentiel.
Ma mère avait raison. Apprendre était facile pour moi. Ma mémoire d’éléphant, mon cerveau ultra-rapide, ma logique implacable me permettaient largement de briguer les premières places du classement régional. Seulement, je trouvais ça has-been d’être bon à l’école alors je torpillais mes copies une fois sur deux, histoire de plonger mes professeurs dans le doute et de faire chier mon paternel. Jusque-là , ça avait plutôt bien marché sauf que mon père s’entêtait à me diriger vers le lycée.
Et puis j’avais rencontré Arielle, professeur d’anglais. Je me souviens encore de son entrée dans la classe de quatrième, en plein second semestre alors que je continuais tranquillement à plonger dans les abysses du classement des élèves pour la deuxième année consécutive, au grand désespoir de ma mère. Elle remplaçait un petit gros du genre barbu à lunettes juste bon à présenter la météo sur une chaine régionale. La grande blonde, habillée en motard, s’était rapidement présentée puis nous avait demandé de pondre une petite histoire sur la base de nos aspirations futures, du genre « qu’est-ce que vous allez branler quand vous aurez dix-huit ans ? ». Branché sur le courant alternatif côté notes, j’avais décidé de montrer à Miss Harley Davidson qui j’étais réellement. Au cours suivant, elle avait rendu les devoirs sans piper mot puis s’était placée devant moi, c’est-à -dire au fond de la salle.
— Je découvre le sieur Dugommeau, avait-elle commencé en me toisant sans vergogne. Jeunes gens, sachez-le et profitez de cette unique occasion. Vous avez la chance d’héberger en vos rangs un rare spécimen d’homo rebellicus.
— On n’a pas appris ça en cours de biologie, avait fait remarquer le gros Raymond, un cancre qui me suivait depuis l’école primaire. Qu’est-ce que c’est, madame ?
— Voilà une question d’importance, avait répondu la motarde. Mais plus qu’une explication scientifique, je vais vous en livrer une version musicale, plus adaptée selon moi.
Miss Harley Davidson avait alors rejoint son bureau, sorti un ukulélé du fin fond d’un sac de cuir puis mise à chanter en anglais sur une mélodie hawaïenne. Mes compagnons d’infortune l’avaient alors regardé avec stupeur avant de commencer à frapper en rythme dans leurs mains jusqu’à la fin de la chanson.
— Elle est géniale votre définition, avait lancé Marie-Béatrice la fayote de service.
— L’avez-vous comprise au moins ?
— Je crois. Il s’agit de l’histoire d’un garçon qui se croit plus intelligent que les autres, qui veut quitter l’école et monter son groupe de musique, pour les beaux yeux de Stéphanie, la fille de ses rêves.
— En plein dans le mille !
— Vous avez écrit ces paroles exprès pour Dugommeau ? Vous êtes forte, madame, avait coassé le gros Raymond avec son air de crapaud mort d’amour.
— J’aimerais bien avoir ce talent, Raymond. En réalité, rendons à César ce qui lui appartient, je vous ai seulement interprété le devoir de votre camarade Dugommeau, agrémenté d’une musique de circonstance pour un garçon de son genre.
Me voilà à dix-sept ans en fin de troisième, enfin diplômé en coupage de cheveux en mille-vingt-quatre et prêt à aller me faire pendre au lycée général de Saint-Etienne. Arielle est sur l’estrade, avec les autres professeurs. Elle porte une tenue officielle, du genre tailleur et talons hauts, qui lui va plutôt bien même si je la préfère en Miss Harley Davidson. Le gros Raymond commence à baver en la reluquant.
Enfin c’est mon tour. Le principal, un gras du bide bouffi de suffisance, égrène lentement mon nom. Mon père bombe le torse, fier de voir ses efforts récompensés. Ma mère essuie une larme furtive. Stéphanie me sort son plus beau sourire, un soleil éclatant dans une journée d’apparat. Je me dirige vers le jury. Arielle affiche son air de Joconde, du genre « je te l’avais bien dit que tu réussirais ! ». Je serre la pince de monsieur le ventru, avant de recevoir des mains d’une tortue à lunettes mon sésame de fin d’année. « Premier prix en anglais ! » résonne dans mes oreilles comme un solo de guitare de Bill Haley et ses comètes. Je regarde une dernière fois mes camarades de collège puis reviens à ma place avec mon bout de papier imprimé. Ce soir, je jouerai « Le rock du bagne » avec mes potes, devant Stéphanie et ses copines, une dernière fois, histoire de fêter dignement la fin d’une époque d’insouciance.