Évidence fiscale
La poisse ! Il fallait que ça tombe sur ma pomme, en plein milieu d’une enquête délicate sur un réseau de trafiquants de « like » Facebook. Je n’avais vraiment pas le temps de jouer aux devinettes avec un pauvre fonctionnaire frustré.
Irina me rappela à l’ordre le vendredi soir.
— Don, vous n’avez pas oublié la visite du contrôleur des impôts prévue lundi matin à neuf heures.
— Je ne peux pas, Irina, j’ai piscine. Vous me remplacerez avantageusement, comme d’habitude. Je suis persuadé que ce petit histrion préférera votre compagnie à la mienne.
— Je connais la fable du corbeau et du renard version Don. Elle ne marche pas avec moi, ô vous grand patron de l’agence de détective la plus prisée du pâté de maisons. De toute façon, je suis absente la semaine complète pour cause de stage en médecine légale. Vous avez signé les papiers et juré sur l’honneur que cette fois-ci rien, pas même l’arrivée de Godzilla, ne m’empêcherait de suivre cette formation. J’ai l’enregistrement vidéo de votre promesse, si vous souhaitez vous rafraichir la mémoire.
Je commençais à maudire Irina et son perfectionnisme soviétique, fruit de ses années d’espionne au sein des services secrets russes. Elle me lâchait, purement et simplement, alors que l’épreuve du contrôle fiscal arrivait à grande vitesse. Jamais je n’avais été inquiété par le fisc, grâce à mes nombreux appuis au sein de leur administration, d’anciens clients dont j’avais couvert les infidélités répétées. Pourtant, j’avais eu la surprise de recevoir un courrier m’annonçant la venue prochaine d’un de leurs experts, spécialisé dans les agences d’investigation privée. « Encore un coup d’un cocu haut placé qui t’en veut de ne pas avoir ramené Germaine à la raison ! » m’avait seriné Gérard, mon barman favori, en long en large et en travers quand je m’étais confié entre deux verres de vodka ukrainienne.
Le lundi matin, réglé comme un coucou suisse, je franchis la porte de mes bureaux à huit heures trente, saluai mon assistante Djamila et me dirigeai vers mon fauteuil préféré. Mon weekend avait été chargé en émotions fortes, entre chasse à la gazelle et concerto pour pipeau et orchestre, peu propices au repos. En plus, j’avais oublié mon rendez-vous imposé avec un représentant de l’Etat. Djamila se chargea de me remettre sur les rails de mon agenda forcé.
— Don, il y a quelqu’un pour vous. Apparemment, c’est prévu de longue date.
— Dites-lui que je suis mort.
— D’accord !
Djamila était du genre à ne pas se poser de questions. Si je lui ordonnais de chanter la Traviata en grec et à l’envers pour chasser un importun, elle s’exécutait immédiatement, preuve que le ridicule ne tuait pas.
— Don, la dame dit qu’elle a vue votre voiture sur le parking de l’immeuble.
— La dame ?
— Oui, madame Marie-Chantal Boulon de la Visse, inspectrice en chef au sein des services fiscaux.
— Elle est comment ? Je vous fiche mon billet que c’est le genre mémère à lunettes, habillée chez Tati au rayon nappes à carreaux, affublée d’un accent versaillais à décorner les sauvageons et basse de la fesse.
Djamila n’était pas du genre à parier d’habitude, pour d’obscures raisons de religion, de prophète et de je ne sais quelle autre barbarie. Pourtant, elle cloua mes certitudes au pilori de la surprise.
— Cent euros, Don, ça vous va ?
— Vous déconnez, Djamila ?
— Je suis sérieuse, sur la vie de mes enfants.
— Allons jusqu’à cinq cents euros. Vous me rembourserez en faisant des heures supplémentaires quand il faudra justifier nos dépenses centime après centime.
— Tenu, Don. Préparez les billets !
Je n’avais pas encore sortie une de mes répliques favorites, un mélange de vanne à la Philip Marlowe version Humphrey Bogart et d’humour franchouillard, que Djamila raccrocha le combiné et fit irruption dans mon bureau, suivie d’une grande blonde en tailleur Chanel.
— Madame Marie-Chantal Boulon de la Visse, je vous présente le directeur et actionnaire principal de cette agence d’investigation privée.
— Appelez-moi Don, dis-je sans contrôler ni ma langue ni mes yeux tandis que je levai mon séant.
— Permettez que je récupère d’abord mon dû, insista Djamila en tendant la main en ma direction. Don me doit une somme conséquente suite à un manque de discernement.
— C’est souvent ce qui arrive aux hommes d’action, répliqua Marie-Chantal Boulon de la Visse, surtout quand ils doivent se plier aux rudes exigences des déclarations fiscales.
Ma main fouilla dans mon portefeuille, extrayant une poignée de billets, tandis que mes yeux fixèrent l’inspectrice en chef. Mon cerveau ne termina pas l’analyse de la nouvelle venue tellement elle en jetait avec son physique de rêve. Mon subconscient sonna l’alarme cognitive par une référence cinématographique de premier plan : « C’est Kim Novak dans Sueurs Froides ! ». Le reste de mon corps reconnut la ressemblance, chaque partie à sa façon, le tout dans un mouvement d’ensemble conduit par des années de pratique acharnée dans le petit théâtre des faux culs.
Djamila prit les cinq cents euros et disparut sans demander son reste. Mon bureau devint soudainement trop petit pour deux adultes. Marie-Chantal Boulon de la Visse me regarda froidement puis décida de prendre le taureau par les cornes.
— Puis-je m’assoir, Don ?
— Faites donc, Marie-Chantal, si vous me permettez de vous appeler par votre doux prénom.
— Au diable les convenances, Don. Lâchons-nous et feignons d’avoir élevé les cochons ensemble !
— Que me vaut le plaisir de votre visite, Marie-Chantal ?
— Je traque une infidélité chronique, Don.
— Laquelle ?
— La votre.
— A qui suis-je censé être infidèle ?
— Au Trésor Public, plus précisément au département des recettes.
— Diantre ! Et vous sortez ça d’où ?
— On vous a dénoncé, preuves à l’appui !
L’affaire s’éclaira comme en plein jour. Je devais la visite de Marie-Chantal Boulon de la Visse, inspectrice en chef des impôts, non à un fonctionnaire tatillon mais à un ennemi masqué, un bon vieux délateur nostalgique du Maréchal et du temps où dénoncer son voisin pouvait rapporter le pactole.
— En quoi consistent ces preuves ?
— Voyons, je ne vais pas vous montrer mes atouts à la première demande.
— Je ne savais pas qu’on jouait.
— Vous avouez ?
— Je n’ai pas le début du commencement d’une piste à ce sujet. Les chiffres et moi, nous sommes fâchés. Frauder le fisc ne fait pas partie de mes rares défauts et encore moins de mon ADN.
— Vous savez, Don, des fois on croit bien faire en remplissant sa déclaration mais on se trompe.
— « On » serait alors mon comptable, l’honorable Tiburce Dugommeau.
Dans le rôle de l’excuse, la carte sans teint et pourtant si utile au tarot, Tiburce Dugommeau s’avérait parfait en général. Il m’avait déjà servi auprès des fournisseurs et divers créanciers, des fâcheux intéressés par l’argent et leur trésorerie. A chaque requête, je sortais invariablement la même parade.
— Don, vous insultez mon intelligence. Tiburce Dugommeau, un expert-comptable connu de nos services pour sa propension au n’importe quoi, ne peut être le seul coupable dans une affaire de fraude. Il est au mieux l’instrument, un peu émoussé, d’une tromperie organisée par son client, le dirigeant de cette agence. Vous !
— Il vous faudra le prouver, Marie-Chantal ! J’ai ma conscience pour moi. Vous n’avez que des présomptions, un jeu miteux composé d’une paire de trois et d’un appel anonyme.
— Vous oubliez les preuves, Don !
— Pour qu’elles soient recevables, encore faudrait-il du matériel, de l’information certifiée conforme et non des bouts de papiers dactylographiés par le premier escroc venu.
— Vous avez raison, Don ! Pour cette raison, ma hiérarchie a choisi une spécialiste des embrouilleurs, une professionnelle aguerrie aux arracheurs de dents. Moi. Marie-Chantal Boulon de la Visse.
— Vous êtes venue me charmer ? Remplacer votre manque évident de matière juridique par un sourire à damner un saint et un aplomb d’alchimiste ?
Je savais bien qu’il n’y avait pas beaucoup d’options à disposition de ma nouvelle amie l’inspectrice en chef. Soit elle avait retourné Tiburce Dugommeau, soit elle me gratifiait de son meilleur bluff. Vu comme je tenais mon comptable, un pornographe invétéré doublé d’un abruti, il aurait préféré perdre sa licence et passer un an à Fleury-Mérogis plutôt que de voir sa vie privée déballée sur la place publique. Crétin mais pas stupide, le roi du compte équilibré, l’archiprêtre du débit et du crédit, le sieur Tiburce Dugommeau ne pouvait être le fournisseur de preuves à mon encontre.
— Vous avez oublié votre argumentaire à Las Vegas, Marie-Chantal ?
— Devant votre manque évident de collaboration intelligente, je vais devoir employer les grands moyens, Don. Nous allons commencer par éplucher vos notes de frais, vos facturettes et tout ce qui ressemble de près ou de loin à un justificatif de dépenses. Cela peut prendre des heures. Vous craquerez avant moi.
— Depuis que je vous connais, Marie-Chantal, je ne peux plus me passer de vous. La perspective de fouiller ensemble dans mes tiroirs, d’explorer mes archives, de descendre à la cave me réjouit d’avance.
La Kim Novak du Trésor Public fulmina en silence. Je l’imaginai à califourchon sur un dragon, en train de charger des hordes de contribuables apeurés par un mythe ancestral. Cette pensée, teintée d’un érotisme adolescent, se déclina dans chacune de mes cellules grises, les colorant de rouge.
Le reste de la journée fut consacrée à la spéléologie fiscale, un sport nouveau pour moi. Marie-Chantal creusa profondément dans mes dossiers officiels, ceux laissés par Irina et moi à disposition des gogos, de la police nationale et des inspecteurs en travaux finis. A chaque question de la fonctionnaire, je donnai une réponse lunaire, dans une sorte de dialogue digne de Roger Pierre et Jean-Marc Thibault. La dame Boulon de la Visse commença à plein régime puis dévissa progressivement, passant d’une faconde prétentieuse à un air résigné. Son cheveu devint plat, son regard terne et son tonus apathique. A la fin de la journée, au moment où j’allais commander les pizzas, elle décida de rendre les armes, non sans sauver les apparences.
— Je crois que nous allons arrêter les frais là !
— Vous n’aimez pas la pizza ?
— Ce n’est pas le propos, Don ! Visiblement, il y a eu erreur sur la personne. Nos renseignements ne sont pas avérés par les faits. Continuer à chercher ne servira à rien d’autre que de perdre notre temps. Je suis par ailleurs très demandée par des affaires beaucoup plus importantes.
— Je me délectais à l’avance d’une quatre fromages aux chandelles avec vous, Marie-Chantal, entre deux pointages de facturettes et une série d’additions sur votre calculette magique.
— Ce sera pour une autre fois, Don, si vous avez vraiment fraudé le fisc.
— Quand vous reverrai-je, Marie-Chantal ?
— Mes services vous recontacteront, Don.
Marie-Chantal Boulon de la Visse, la fille cachée de Kim Novak, quitta la scène sur cette répartie certainement apprise à l’ENA. Elle revint au royaume des têtes d’ampoule, des premiers de la classe, des abonnés au cahier de textes, telle la princesse parmi les crapauds. Plus jamais je n’eus de ses nouvelles.
A son retour de stage, Irina écouta mon histoire, me gratifia de son regard sévère puis décida de cuisiner Tiburce Dugommeau. Mon comptable passa difficilement le test du penthotal et du détecteur de mensonges mais craqua à l’épreuve de la baignoire moscovite. Irina le déclara perdu pour la comptabilité et lui offrit un aller simple pour Irkoutsk.