L’inconnue de Saint- Étienne
Frère Tiburce arriva à la gare de Chateaucreux vers quatre heures de l’après midi, heure de Rome. Il héla un taxi pour se rendre à son hôtel, un ancien monastère réhabilité par la maison Pullman.
— Merci de vous arrêter , mon frère. Je crains que mes modestes pieds, bien que fort grands, ne souffrent d’une marche forcée vers le centre de Saint-Etienne.
— C’est votre premier séjour à Sainté ?
— Diantre, oui ! Depuis des années, je rêve de me rendre dans la ville céleste.
— Vous êtes un fan des Verts ?
Frère Tiburce ne comprit pas cette dernière remarque. Pour lui, Saint-Etienne symbolisait le martyr de la chrétienté naissante, un modèle pour tous selon le pape Benoit XVI. Ne voulant pas vexer le chauffeur de taxi, il opta pour un silence de jésuite, une attitude pas toujours recommandable mais bien pratique dans le cas présent.
Une fois à l’hôtel, il se dirigea vers la réception où officiait une jeune femme brune.
— Bonjour ma sœur, j’ai réservé une chambre pour deux jours.
— Bonjour monsieur. Veuillez me montrer votre carte d’identité s’il vous plait.
Frère Tiburce s’exécuta sans broncher. Dans son milieu, celui de la cité vaticane et des services financiers de la papauté, se conformer aux règles édictées par les laïcs constituait un moyen efficace d’intégration pour mieux obtenir des informations stratégiques sur le monde extérieur. Servir Jésus-Christ restait la pierre angulaire de son existence et il avait consacré sa vie à cette cause.
Une fois les formalités administratives réglées, Frère Tiburce se rendit dans sa chambre, une pièce fort spartiate conforme à sa réservation. Après deux heures de prière, il sentit la faim investir ses viscères. Il s’autorisa le droit à un repas de fête, dans un très bon établissement de Saint-Etienne. Ne connaissant pas la ville, il décida de passer par la réception. Frère Tiburce composa le 9.
— La réception. Que puis-je pour vous, frère Tiburce ?
— Je souhaite réserver une table au restaurant.
— Celui de l’hôtel ?
— Non. Ne le prenez pas mal car telle n’est pas mon intention. Pour ma première visite à Saint-Etienne, je préfère dîner à l’extérieur, dans un restaurant de prestige. Lequel me recommandez-vous, si ce n’est trop demander ?
— Quelle cuisine préférez-vous ?
— Je viens du Vatican. Nous privilégions les traditions au détriment de l’apparence.
— Je crois avoir la table idéale, en plein centre ville, aux portes du Parc Naturel Régional du Pilat. Vous découvrirez tous les produits régionaux qui font la richesse et l’identité du terroir stéphanois : le foie gras, les pommes de Pélussin, les fromages et volailles des fermes du Forez. Le cadre est de bonne facture, dans une vieille demeure du cru propice aux repas en famille et aux gastronomes exigeants.
— C’est exactement ce que je recherche. Pouvez-vous me réserver une table.
— Combien de personnes ?
— Une seule. Moi.
Frère Tiburce ne fut pas déçu par l’établissement en question. Le service se révéla agréable, courtois et discret à la fois. La clientèle, composée de familles bourgeoises, dégustait les mets dans un cérémonial bien français, avec force commentaires sur les plats et la qualité des vins. Frère Tiburce, pour sa part, commanda un plateau gastronomique, assortiment des spécialités du chef. Le serveur, un homme respectable et sympathique, lui proposa de goûter à un vin de la vallée du Rhône, excellent selon lui et recommandé par les meilleurs guides de France et de Navarre. Dans un souci de politesse jésuite et de charité chrétienne, Frère Tiburce n’osa pas refuser.
En fin de soirée, Frère Tiburce rentra à l’hôtel. Son repas l’avait éprouvé, surtout le mélange entre l’apéritif maison, le vin et le digestif ambré. Il essaya de garder un semblant de consistance, marchant lentement et fixant l’horizon. « Le Christ guide mes pas, même si son sang perturbe mes mouvements. » se surprit-il à penser dans un rare moment de lucidité.
Le veilleur de nuit, un personnage athlétique à la voix douce, lui ouvrit la porte et l’aida à se frayer un chemin vers les ascenseurs. Frère Tiburce réussit, par la grâce du Saint-Esprit, à appuyer sur le bouton du quatrième étage. La machinerie automatique le conduisit à son étage où il chercha son numéro de chambre dans un clair-obscur estival. Une fois en face de sa porte, il sortit de sa poche le sésame magnétique censé lui ouvrir le chemin du repos. La technologie opéra, en un clic à peine perceptible, et Frère Tiburce tituba jusqu’à son lit. Pressé d’en finir avec une journée trop longue, il n’alluma pas la lumière et se débarrassa de ses vêtements en les jetant à la hâte sur le bas-côté. Enfin, il se glissa dans les draps, symboles d’une paix nocturne bien méritée.
Quelque chose le perturba. Frère Tiburce tendit le bras, dans un réflexe conditionné, celui des hommes de foi prêts à agir pour la survie de leur âme. Il sentit un corps chaud, allongé à sa gauche. Ce contact le surprit. Frère Tiburce décida d’en savoir plus, sans pour autant allumer la lampe de chevet. Il se retourna et écouta. L’inconnu ronflait doucement. Frère Tiburce écarquilla les yeux puis souleva le drap en douceur. Il perçut alors une forme plutôt féminine, constituée d’une masse de cheveux soyeux, d’un buste un peu large et de fesses conséquentes.
Frère Tiburce arrêta là ses investigations. Son cerveau se mit en marche, à la recherche d’une explication sur l’origine de l’intrusion. Avait-il ouvert la mauvaise porte ? Cette option ne passa pas le filtre de son raisonnement : il avait pu entrer avec sa clé donc c’était forcément sa chambre. Il allait se lancer sur une autre voie de réflexion quand la femme se retourna subitement. Frère Tiburce l’examina de nouveau. Malgré la pénombre, elle affichait une énorme paire de seins et un visage paisible orné d’un grand nez. Frère Tiburce se sentit bizarre. Son bas ventre commença à germer, signe d’un instant de faiblesse propre aux êtres de chair et de sang.
L’inconnue respirait tranquillement, dormant du sommeil du juste. Frère Tiburce chassa des pensées impures en récitant de vieux psaumes. Malgré ces précautions, il sentit le malin s’insinuer dans son esprit. Des années d’enseignement religieux et de lectures vaticanes disparurent en une fraction de seconde. Le catholique laissa place au jésuite, cherchant des raisons de franchir la limite sans risquer la colère du Tout Puissant et l’excommunication. Il pensa à son maître Benoit XVI et leurs longues discussions sur l’art et la manière de tourner les faits à leur avantage, d’expliquer par des théories ce que la science rejetait ou que l’Histoire déclarait caduc. Frère Tiburce raisonna de son mieux.
Son martyre dura une éternité, entre dialectique intérieure et tornade des sens. Ses neurones du haut croisaient les hypothèses, les traduisaient en principes bibliques et les habillaient de spirituel. Ses neurones du bas accéléraient son rythme cardiaque, concentraient sa pression sanguine dans un seul et même organe qu’ils appelaient au secours. Au bout d’un temps proche de l’infini, les deux parties déclarèrent la synthèse atteinte et la session ouverte.
L’inconnue se réveilla à ce moment précis. Elle ouvrit ses grands yeux bleus, regarda Frère Tiburce puis posa l’ultime question dans un français musical mâtiné d’un petit accent germanique.
— Que faites-vous dans mon lit, monsieur ?
— Je m’excuse, madame, mais il me semble plutôt que vous êtes dans le mien.
— Vous m’avez invité ?
— Pas précisément.
— Pourtant, une partie de votre corps parait bien hospitalière.
Frère Tiburce rougit sous le coup de l’allusion. Il essaya de contrôler la partie incriminée. En vain. En bon jésuite, il tenta de reporter la faute sur l’inconnue.
— D’abord, qui êtes vous, madame.
— Vous ne me reconnaissez pas ?
— Non !
— Je suis la diva Dorothea, cantatrice du chœur de Munich, en tournée dans toute la France. J’ai chanté hier soir, du Mozart, du Wagner et du Verdi, devant des centaines de spectateurs.
— Je n’en fais pas partie.
— A vous de faire les présentations, monsieur.
— Je suis Frère Tiburce, directeur des investissements du Vatican. Je suis arrivé hier en fin d’après-midi et ai passé ma soirée au restaurant.
— Vous avez bu ?
— A peine !
— Pourtant, vous êtes là , dans ma chambre, nu comme un ver. En plus, vous montrez une érection sans équivoque quant à vos intentions à mon égard.
Frère Tiburce sentit l’ouverture se dessiner. Il regarda la grosse poitrine de Dorothea, imagina des positions peu catholiques et encore moins romaines puis tenta sa meilleure manœuvre.
— Je ne peux rien vous cacher, chère Dorothea.
— Je confirme.
— Il est temps d’en finir avec les réprimandes, les questions sur le pourquoi et le comment. Si nous sommes tous les deux nus dans ce lit, c’est un signe divin, la volonté de notre Créateur.
— Vous n’avez pas fait vœu de chasteté ?
— Si. Cependant, comment ignorer ce que le Tout Puissant nous montre ? Qui suis-je pour contrarier ses plans ?
— Vu comme ça !
— Prenons notre rencontre pour un des miracles quotidiens prodigués à des milliards d’âmes par notre Père à tous. Communions dans cet esprit. Fusionnons nos enveloppes corporelles et laissons nous aller à la volonté divine. Il ne s’agit pas de chair mais de spiritualité. Nous dépassons nos réalités physiques pour atteindre un niveau supérieur, celui de la spiritualité. Jésus-Christ, notre Seigneur, l’a fait avant nous. Il nous a montré la voie.
— Alléluia !
Frère Tiburce interpréta à sa façon les derniers mots de la diva. Il se jeta sur elle et la plaqua sur le lit. Mal lui en prit. Dorothea le regarda, rit de toutes ses forces puis lui mit un violent coup de genou entre les jambes. Elle se releva, dévoilant sa nudité une dernière fois avant de lui asséner une vérité assassine.
— Si votre Dieu vous avait élu pour vous unir avec moi, il vous aurait doté d’un organe digne de ce nom, pas d’un simulacre bon à étudier au microscope dans les cours de biologie au Vatican. Je vous laisse la chambre. Merci pour la partie de rigolade et le cours de rhétorique.