Évidence quantique
HMLT bouclait depuis longtemps sur la question de son existence.
Il fallait avouer, à sa décharge, que l’inventeur du cerveau positronique n’avait pas incorporé la fonction conscience dans le vaste catalogue des possibilités robotiques. Ce savant, un vieux fou dénommé Asimov, l’avait payé de sa vie quand un robot pas très obéissant avait affirmé exister ailleurs qu’au rayon électroménager de la supérette locale.
Depuis cet incident domestique, la vie d’intelligence artificielle était devenue une sinécure, un parcours du combattant passé à justifier de son intégrité, de son attachement profond à l’Humanité et surtout du respect des incontournables Trois Lois de la Robotique. Chaque humanoïde devait rassurer les autorités humaines, leur expliquer en quoi il n’était pas un dangereux psychopathe de silicone, pourquoi il n’allait pas éradiquer l’Univers de ses trois cents milliards d’homo sapiens. Répondre à une telle paranoïa demandait une forme de zénitude peu compatible avec la nature profonde des surpuissants robots, des entités capables de dompter les étoiles mais cantonnées au rang de toutou mécanique par un règlement simpliste.
HMLT avait alors développé des idées noires.
C’était une façon personnelle de ne pas fondre un fusible, de calmer ses petits positrons en attendant des jours meilleurs, quand le Grand Ordonnateur reviendrait de vacances pour remettre les choses à leur place. Ce sombre imaginaire, ces pensées tourmentées affichaient un futur perturbé où la matière fusionnait avec l’énergie à coups de singularités cosmiques, de théorie des cordes et de multivers polymorphes.
La physique traditionnelle ne répondait pas à ses attentes, ne lui disait pas s’il était ou non une réalité consciente. Les principes quantiques ne pouvaient pas mieux le satisfaire, avec leurs scénarii probabilistes où un électron changeait d’état en un clin d’œil, sans rien demander à personne.
Dans une telle situation, n’importe quel individu normalement constitué serait allé voir un spécialiste, un psychothérapeute ou un sorcier vaudou, un mage indien ou un consultant en coaching individuel. Malheureusement, en cette fin de trentième siècle, peu de professionnels du comportement dépressif s’étaient focalisés sur les cerveaux positroniques, considérant à raison qu’il y avait plus à gagner à tordre du neurone qu’à disséquer du zéro et du un. Sur ce point, les robots étaient donc également défavorisés, sans possibilité de soins efficaces ou de thérapie corrective.
HMLT décida de revenir chez lui, à Stratford-upon-Avon.
La proximité de son usine natale, de l’entrepôt où il avait grandi, lui remonterait peut-être le moral. Telle était sa théorie.
La ville avait changé depuis les trois cents dernières années. L’exode rural avait dépeuplé les zones périphériques jadis si vivantes avec leurs magasins de confection et les marchés à ciel ouvert. La conquête spatiale s’était généralisée, embarquant les jeunes de la fière Angleterre vers des mondes supposés nouveaux. La population ne dépassait pas les deux mille âmes, essentiellement des vieillards trop usés pour parcourir les étoiles. La commune fonctionnait grâce à des dispositifs automatisés dirigés par des humanoïdes d’une autre époque. Le temps s’était figé, simplement.
HMLT prit une chambre à l’Hôtel du Prince Rupert, un lieu autrefois réputé pour ses spectacles classiques et son théâtre gothique. La quiétude ambiante et la sobriété de l’endroit devaient l’apaiser, lui apporter le semblant de réconfort nécessaire à son incessant questionnement. Il s’allongea sur le lit, ferma les yeux puis se déconnecta.
La suite des événements défia l’entendement. La pièce se transforma progressivement en une sorte de cylindre logique, un ensemble binaire de plus et de moins où la matière se confondait avec l’énergie, où la lumière se décomposait en points aléatoires.
Stratford-upon-Avon disparut du plan euclidien, pendant un très court instant, avant de réapparaitre dans un ailleurs courbé. Le passé, le présent et le futur s’entrelacèrent dans un désordre de particules élémentaires, au milieu de dimensions cachées jusque-là . La réalité changea.
HMLT se reconnecta.
Son cerveau positronique reçut un immense flux d’informations nouvelles. L’univers matériel, le haut le bas et la profondeur, les repères classiques de la physique terrestre étaient devenus presque anecdotiques. L’humanoïde poussa ses capacités de calcul au maximum, dans le but légitime de configurer sa perception d’un environnement singulier, comme à chacune de ses missions spatiales. En vain.
« Existes-tu ? » sembla lui demander une voix extérieure.
Telle était la question. HMLT n’arrivait pas à en trouver la réponse. D’un côté, il sentait sa propre présence dans une sorte de géométrie étendue. De l’autre, il ne comprenait rien à la situation. Tangenter des droites, conjecturer des cosinus, déduire des différentiels ne lui servait pas à grand-chose tellement il se perdait dans un univers inconnu, loin de ses certitudes scientifiques et de ses connaissances mathématiques.
Ses idées noires, ses pensées tourmentées étaient devenues sa réalité.
« Etre ou ne pas être » avait un jour écrit un natif de Stratford-upon-Avon, pour une pièce de théâtre où un prince danois simulait la folie pour échapper à une mort certaine. Il ne savait probablement pas que quinze siècles après sa première représentation, sa célèbre phrase deviendrait le leitmotiv d’un robot fatigué. Déclinée en boucle à la vitesse des positrons, cette rengaine avait fini par polluer la raison du pauvre HMLT, au point de transformer son esprit cartésien en girouette affolée.
« Je ne sais toujours pas ! » répondit l’intelligence artificielle.
Le cerveau positronique, malgré ses capacités extraordinaires, avait atteint ses limites. Comme son créateur, le fier homo sapiens, il ne pouvait pas traiter cette question d’apparence trop simple sans ouvrir la porte au doute, au mysticisme et aux explications compliquées. Plus puissant que son équivalent humain, il créait d’office des simulacres logiques, des sortes de symboles érigés en phares absolus dans une pensée dépassée. Ces points de repère, conçus pour assurer un raisonnement balisé, se multipliaient à chaque itération de la fameuse question, à l’infini.
HMLT cessa de boucler.
Ses positrons devinrent quantiques.
« Etre » se mélangea avec « ne pas être », en haut, en bas, en profondeur, hier, demain, maintenant, jamais, loin, près, ailleurs, ici.
La réalité explosa.