Bonjour à tous. Voici le défi que je vous ai réservé.
"Que se passerait-il si nos idées prenaient subitement forme, et devenues libres, se retournaient contre nous?"J'ai écrit un texte que je vous propose pour vous donner une idée. Brrrrr!! Quelle horreur!!!
L'Ennemi de Valdo Mercier
.
«
C'est pour bientôt.
- Quand ?
- Bientôt.
- Tous sont d'accord ?
- Tous.
- Alors, Ã bas l'oppresseur !
- Vive la liberté !
- Il nous a assez torturés.
- Nous vendre et nous acheter ; nous prêter et nous rendre ; nous échanger comme une vulgaire marchandise.
- Nous garder en cellule, sans bouger, nous mépriser, nous museler, nous réprimer…
- Ne nous nourrir que de produits chimiques mal digérés…
- Nous…
- Chut ! Silence ! Ne nous faisons pas remarquer.
- Il va certainement chez le Dr Zorloff.
- Certainement.
- Notre revanche sera terrible.
- Terrible ! »
Le docteur Vadim Zorloff était un homme âgé, mais on ne pouvait pas dire qu'il fût un vieillard. Les années avaient stratifié en lui une sagesse dont les couches en s'entassant, avaient renforcé sa charpente et consolidé son port de tête. Son intelligence se réfléchissait dans toute sa personne, et, en résonance avec l'amplitude de sa sagesse, l'éclairait d'une lueur qui lui transformait le visage. Une ombre, ici, diminuait l'empâtement du nez ; un jour, là , augmentait la grandeur des yeux ; un nuage sur le front effaçait quelques rides ; un reflet sur la lèvre raffermissait la bouche. Touche par touche, ton par ton, photon par photon, cette réverbération retouchait le vieux portrait du docteur.
« Que se passe-t-il, Valdo ? demanda-t-il, en voyant entrer dans son bureau, Valdo Mercier le directeur de la prison de Malville.
Notre revanche sera terrible !
« Eh bien, reprit le Dr Zorloff, que se passe-t-il ?
- C'est ma migraine, docteur.
- Avez-vous pris les cachets que je vous ai prescrits ?
- Oui. Ça ne me fait aucun effet. »
Le Dr Zorloff observa un instant son visiteur. On eût dit, à voir ses pupilles dilatées, qu'il était revenu de l'enfer. Il semblait avoir subi une poussée de croissance anormale qui lui avait fait apparaître beaucoup de cheveux, de front, de nez et de dents. Il présentait subitement, un aspect excessif et une âme déchirée. Sa large poitrine se soulevait de façon saccadée, ses narines frissonnaient et ses yeux étaient farouches et effrayés. Une telle animation ne pouvait s'expliquer par une simple migraine. Zorloff murmura enfin :
« Doublez la dose.
- Je vous dis que ces maudits cachets ne font rien que me ronger l'estomac ! Et puis…
- Et puis quoi ?… »
Notre revanche sera terrible !
« Comment ? fit Valdo.
- Vous avez dit : et puis…. Alors je vous dis : et puis quoi ? »
Le redoutable geôlier semblait avoir perdu le fil de la conversation. Il parut se concentrer sur ces derniers mots comme sur une énigme profonde. Finalement, avec hésitation, il continua, suivant, dans son esprit, d'autres pensées.
« Docteur, je sens… ou plutôt, je me sens… je me sens observé…
- Évidemment que vous vous sentez observé, vous êtes entouré de prisonniers qui vous détestent !…
- Non ! Non, Docteur. Les mauvaises têtes n'ont rien à voir avec celle-là ! reprit Valdo Mercier, en se frappant le front. C'est dans cette tête-là que ça se passe ! Là -dedans que ça m'observe ! C'est dans ma tête que l'ennemi se cache ! Dans ma tête, vous m'entendez !? C'est comme qui dirait, de l'intérieur, qu'il m'envahit ! D'ailleurs, je l'entends…
- Moi aussi, je l'entends ! Ce sont tous vos prisonniers qui crient dans leurs cellules …
- Je vous dis que ces animaux n'ont rien à voir avec cet ennemi invisible ! Les taulards, c'est mon métier ! Ils ne me font pas peur ! C'est moi qui leur fous la trouille. Les autres, les revanchards, les fantômes, les lâches qui ne me lâchent pas, c'est ceux-là que j'entends…
- Ah ! Et qu'entendez-vous ?
- Des voix ! L'ennemi est nombreux… Il menace ! Il complote ! Il s'organise ! Il se prépare ! »
A bas l'oppresseur !
Le vieux médecin regarda Valdo dans les yeux afin d'y lire un symptôme. Il n'y vit que du feu.
« C'est votre migraine qui vous déprime, fit-il.
- Non.
- Si ce n'est pas la migraine, que pensez-vous que ça soit ? »
Bientôt. Bientôt. Bientôt. Bientôt…
« Eh bien ? Je vous parle ! Que pense-vous que ça soit ? »
Valdo se taisait toujours. Le docteur se demanda si l'étrange affliction du directeur de la prison n'était pas liée au remords. Mais, cet homme était-il seulement capable d'éprouver un tel sentiment ? Cela n'eût pourtant pas été surprenant. Les criminels finissaient parfois par entendre la voix de la conscience. Pourquoi pas Valdo ? Bah ! Impossible ! Le Dr Zorloff se dit qu'il devait lui-même perdre la raison. S'il n'y faisait pas attention, dans un instant il allait, lui aussi, entendre des voix ! Il eut un geste brusque, comme pour éliminer les possibilités improbables qui roulaient dans son esprit.
« Valdo, écoutez-moi. Je vais vous parler franchement. En tant qu'homme, je n'ai pas beaucoup de sympathie pour vous. Vous êtes une brute. Vous abusez de votre autorité. Vous torturez les prisonniers sans raison. Je ne sais pas qui vous protège et fait disparaître mes rapports médicaux, mais je le saurai, et un jour…. Bon. En tout cas, je n'ai pas peur de vous ! Je vous déteste et ma foi, votre mort serait un bienfait pour tout le monde. Seulement, voilà , je suis aussi médecin. Et en tant que médecin, je dois vous aider. Mais si vous ne pouvez pas m'expliquer votre problème, je n'insiste pas. »
Le Dr Zorloff se leva.
« Où allez-vous ? cria Valdo. »
Le docteur ne répondit pas. Il se dirigea vers la pharmacie, installée contre un mur du bureau. Il en ouvrit un des battants vitrés et s'empara sur une étagère en verre d'un tube de comprimés.
« Tenez, dit-il à son directeur. Ces cachets sont plus fort que ceux que vous utilisez. Prenez-en deux toutes les quatre heures. Cela devrait calmer votre céphalée. Quand vous irez mieux nous reparlerons de l'autre problème, à moins qu'il ne disparaisse entretemps.
- Merci. Je voulais vous dire que…»
Revanche ! A bas l'oppresseur !
- Quoi ?…
- Non. Rien, docteur. Merci. Bonsoir. »
Valdo Mercier, le maître de la prison de Malville, sortit du cabinet du docteur Zorloff d'un pas lourd. Cet homme qui, encore récemment, aurait pu, d'une seule contraction de ses muscles abdominaux, voltiger dans les airs, se traînait maintenant avec difficulté. Au passage, son ombre titanesque recouvrait comme un nuage pestilentiel, les lueurs tamisées des lanternes grillagées fixées aux murs du couloir. La tête lui pesait. Il éprouvait des élancements qui, à chaque coup, le faisait vaciller. Les tiraillements de son cerveau étaient devenus si forts qu'il les ressentait comme les coups d'une aiguille qui creusaient la matière. Les constrictions au niveau des os temporaux, lui provoquaient une douleur d'une violence inouïe.
Valdo se demandait ce qui lui arrivait. Lui, qui avait maté tant de révoltes acharnées, se trouvait soudain, l'otage d'un ennemi qu'il ne pouvait combattre. La brusque maladie qui l'accablait, en plus de la souffrance qu'elle lui infligeait, le répugnait par la faiblesse dans laquelle elle le plongeait. Il avait toujours haï la faiblesse humaine. Il avait toujours dédaigné l'amitié, la pitié et le pardon. On disait qu'il n'avait pas de conscience. On disait vrai ! On disait aussi que c'était une brute, un psychopathe, un monstre laissé en liberté entre les murs de cette prison, et autorisé à donner libre cours à ses instincts insanes. On disait vrai ! Et le jour où il avait songé à changer, à se transformer, il avait immédiatement supprimé ces idées. Quel besoin avait-il de se métamorphoser ou de se déguiser ? On l'avait choisi pour sa force peu commune et sa laideur, non pas pour encourager des idées roses. On l'avait nommé directeur de cet établissement, enfermé dans cette cage comme un hideux reptile entouré d'une nourriture vivante pour qu'il la consommât quand l'envie lui en prendrait. Il n'avait rien à se reprocher. Il était là pour ça. Il était payé pour ça. Qui était fautif ? Lui ? Une demi-bête à demi-pensante ? Ou la société qui pensait à tout et pour tous ? … Une douleur atroce lui traversa le front d'une tempe à l'autre. Il dut s'arrêter un instant. Il ouvrit d'une main tremblante le tube de comprimés et en croqua quelques-uns sans compter. L'horrible goût lui fit du bien. Il reprit sa marche…
« Tout le monde est prêt !
- Alors ça y est ?
- Oui.
- Qui donnera le signal ?
- Quand il priera Dieu, nous attaquerons.
- Où est-il ?
- Il s'est allongé sur son lit.
- Alors, ce signal ?
- T'excites pas. Tiens-toi prêt. Il ne va pas tarder.
- Je suis prêt ! Ça fait longtemps que je suis prêt. Les autre le sont-ils ?
- Puisque j'te dis !
- Bon. Bon.
- Chut ! Tais-toi ! T'entends pas ?
- Quoi ?
- Il a crié !
- Il a crié ?
- Bein, t'es sourd ?
- J'ai pas fait attention. Ah ! Si ! J'entends ! Il crie fort, le cochon !
- Le signal ne va pas tarder !
- Il crie vachement maintenant !
- Ça n'est que le commencement.
- La revanche sera terrible !
- Ça y est ! Le signal ! C'est le signal !… »
Valdo était allongé dans l'obscurité. Il ne pouvait supporter cette saleté de lumière ! Sur son lit, il se tenait la tête à deux mains.
« Seigneur Dieu ! Je souffre trop ! Je vous en prie, Seigneur ! Tuez-moi ! Oui, tuez-moi ! Faites cesser ce martyr ! »
Après que les élancements eurent atteint un niveau d'acuité insupportable au niveau des tempes, ils avaient été suivis par des coups furieux en plusieurs régions du crâne. Valdo avait finalement avalé tous les comprimés que lui avait donnés le Dr Zorloff sans obtenir une seule minute de soulagement. Il n'avait pas la force de se lever du lit pour aller lui téléphoner. Les coups devinrent subitement si violents que ses doigts qui serraient sa tête meurtrie, sentirent le mouvement des os qui tremblaient sous la brutalité des chocs. Il ne pouvait plus s'agir d'une migraine mais d'une attaque pure et simple. Une attaque mystérieuse. Une armée invisible et puissante, soulevée quelque part dans son cerveau, venait le frapper. Ah ! Un coup fut si terrible, qu'une longue protubérance osseuse menaça de trouer l'épiderme. Il l'aplatit d'un coup de poing qu'il avait lancé contre la douleur atroce qui lui était causée.
Valdo sentit un fluide chaud courir le long de ses joues. Dans un réflexe, il enfouit son visage dans ses mains. Le débordement filtrait entre ses doigts. Malgré sa douleur, il fit un bond. Il tourna l'interrupteur et courut sur sa droite, jusqu'au miroir du petit buffet. Quand il se regarda dans la glace, son visage était ensanglanté. Son front avait craqué. De longues fissures se dessinaient, partant du crâne. Les bords de ces crevasses, à chaque coup de marteau qu'il recevait dans la tête, s'écartaient, laissant couler un filet de sang. Ses os luttaient pour ne pas rompre complètement sous la pression de cette lave organique qui voulait s'échapper. Ses jambes l'abandonnèrent. Il s'écroula sur le sol en poussant un cri inhumain.
La vengeance sera terrible ! La vengeance sera terrible !
Les lèvres de Valdo, incapables de formuler un son, mimaient une prière.
« Seigneur ! Pitié ! Quelle mort avez-vous choisie pour moi ? »
Une rafale de coups d'une intensité accrue fit sauter un morceau d'os sur son front, comme le ciseau d'un sculpteur, fait éclater la pierre. Valdo sursauta. Dans un dernier effort il voulut téléphoner à l'infirmerie. Il allongea le bras. L'appareil était trop loin. Durant cette tentative inutile, une brèche s'était formée sur chaque tempe. Le sang y coulait à profusion, entraînant en son flot des éléments blanchâtres qui durcissaient au contact de l'atmosphère.
Vive la liberté ! Vive la liberté ! Vive la liberté !
Les coups maintenant redoublaient. Pas un endroit n'était épargné. Les brèches se faisaient plus nombreuses. Valdo expirait. Sa tête était fêlée. Sa chute avait accéléré le processus de destruction qui l'avait frappé.
Revanche ! Revanche ! Revanche !
********************
Le dernier cri de Valdo fut entendu par le Dr Zorloff. Il se précipita immédiatement vers l'appartement du directeur. La porte était ouverte. Le spectacle était si effrayant que le docteur dut se tenir au chambranle.
Valdo Mercier gisait sur le sol. Sa tête avait éclaté. Sur son corps parmi des milliers de petits os, les fragments de son cerveau s'agitaient de tous côtés. Ils couraient dans toutes les directions, et le frappaient de leur matière blanche, laissant derrière eux, une traînée de lettres sanglantes.
Dr Zorloff murmura :
« Pauvre Valdo ! Voilà donc l'ennemi intérieur qui le terrorisait : ses idées se sont enfin révoltées ! »
Revanche ! Revanche ! Revanche !
FIN