Des araignées au plafond
La nuit promettait d’être pénible. Mes cellules grises avait décidé de me jouer la scène du deux, incapables de se reposer. L’excitation suite à une passionnante et longue journée de travail ? Non, c’était impossible. Il n’y avait rien d’excitant à aligner des nombres dans des colonnes, à les comparer à d’autres nombres rangés dans des lignes, pour finalement aboutir à une parfaite égalité, dans le meilleur des mondes comptables.
Perdu au milieu de mon trop grand lit, je fixai le plafond faiblement éclairé par la lumière lunaire.
« Tu aurais mieux fait d’accrocher des rideaux ! » ne cessait de me dire Arielle, mon ex presque petite copine, quand elle ne me reprochait pas ma décoration plaquée toc, mes gouts musicaux ringards ou mes plats cuisinés. Pour une fois, je devais reconnaître qu’elle n’avait pas eu tort, la bougresse.
Fixer une surface plane et dépourvue d’aspérités, c’était tout un art. Le docteur Freud ne m’aurait pas renié, analysant mon choix avec des arguments abracadabrantesques, évoquant une immaturité chronique liée à une enfance bien lisse, bref sortant son cortège de conneries à cent euros la séance.
C’était ça ou compter les moutons. J’en avais marre des comptes, cela me rappelait trop le travail, mes collègues à tête d’ampoule, mon chef élevé au boulier, les zéros et les uns de mon ordinateur.
Du coup, en bon rebelle attardé, n’en déplaisait à Arielle, je m’étais décidé à contempler mon plafond, ses angles, sa peinture mal finie, sa géométrie euclidienne.
La première araignée apparut sans tambour ni trompette. Elle me dévisagea d’un air attristé puis se lança dans un dialogue, comme si j’avais envie de taper la causette avec un arachnide.
— Alors Tiburce, on se prépare une belle insomnie ?
— En quoi ça te regarde, tronche de mille pattes ?
— Je dis ça pour causer, engager la conversation, occuper ta nuit blanche. De toutes manières, tu n’as rien de prévu là , maintenant.
— Comment peux-tu en être aussi sûre ? Tu as vérifié mon agenda ?
— Tu es seul, noyé dans tes draps. Je te vois mal organiser un concile, inviter des potes et danser la lambada jusqu’à demain matin.
— Mes neurones et moi, nous avons décidé d’étudier l’impact de la contemplation d’une surface lisse sur le sommeil chez l’être humain. C’est de la science, tu ne peux pas comprendre, péteuse de toile.
A la surprise générale, j’entendis de bons vieux rires gras. Ma compagne de fortune se marrait comme une loutre. De surcroît, elle n’était plus seule désormais. D’autres araignées, des noires et des grises, l’avaient rejoint dans son concert de zygomatiques. Je devais probablement représenter l’attraction de la nuit pour les invertébrés du cru.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? J’ai dit une connerie ?
— Pas loin. T’entendre gloser scientifique, toi un comptable de base, c’est gravement psychédélique.
Sur ces quelques mots, la série de ricanements reprit de plus belle, à la limite de me vexer.
« Tiburce, tu ne vas quand même pas laisser des arthropodes se foutre de ta gueule sans réagir ! » rugit une cellule grise qui ressemblait fortement à Arielle, les bigoudis en moins.
Dans le fond, elle n’avait pas tort. Si même les bêtes à huit pattes se permettaient de vanner un homo sapiens, où allait la civilisation ? A ce rythme, je finirais dans la Zone 51 au rayon abruti, entre les petits gris mangeurs de pizza et les gros velus casseurs de buildings. Je devais réagir, sauver les apparences, affirmer la supériorité du genre humain sur le peuple des arachnides.
Je décidai de contre-attaquer.
— D’abord, qu’est-ce que vous foutez sur mon plafond ? Je ne vous ai pas envoyé de carton d’invitation, il me semble.
— Tu devrais plus souvent lire des revues spécialisées en biologie, Tiburce. Tu saurais que nous, les araignées, attendons la nuit pour hanter les maisons et les appartements, pendant que vous, les prétendus maîtres de la planète, dormez du sommeil du juste. Ici, c’est chez nous dès que le soleil se couche et que tu fermes les yeux. Nous tolérons ta présence seulement parce que tu nous fais rire.
Et ce fut reparti pour un tour. Le concerto pour ricanements et hoquets entama son second mouvement, pas franchement lent comparé au précédent. Beethoven, Brahms et Bach, les trois B de la tradition allemande, se seraient retournés dans leur tombe devant un tel manque d’orthodoxie.
Je commençai à en avoir ma claque de ces bestioles impertinentes.
— Stop ! J’essaie de dormir. M’agacer ne va pas arranger mon insomnie.
— Mets des rideaux à ta fenêtre !
Encore une salve de rires moqueurs. On aurait dit Arielle quand j’essayais de l’inviter au restaurant dans un tendre tête-à -tête romantique.
— J’y penserai. Promis, demain j’irai chez les rois du bricolage. Ceci dit, j’ai besoin de dormir.
— Pourquoi ? Tu as une journée fatigante demain ?
— Mon travail demande de la précision, de la rigueur et de la méthode.
— Tu bosses avec Hercule Poirot ?
Le troisième mouvement démarra, rapide, un rondo digne des meilleures œuvres de Mendelssohn. Si les violons avaient remplacé les rires, avec des violoncelles à la place des gloussements, j’aurais certainement applaudi des deux mains. J’aimais la musique classique, surtout l’école romantique du dix-neuvième siècle. Arielle me reprochait d’ailleurs mon côté échappé du Conservatoire alors que je n’étais finalement qu’un amateur de belles harmonies, un petit cœur d’artichaut prêt à défaillir au premier triolet de croches.
— Vous êtes qui au juste ? Les Grosses Têtes en version arachnide ?
— Nous sommes ta conscience, Tiburce !
— Alors restez tranquille !
— Que tu crois ! Ton job pourri, ta vie de nain, tes amours contrariées ne vont pas te servir d’excuse pour te défiler.
— Quoi encore ? Vous allez m’offrir une psychothérapie nocturne ? Allez, j’avoue : quand j’étais en CM2 j’ai copié sur Martine Leroy ma voisine pendant la dictée de Noël. C’est bon, je peux dormir maintenant ?
— Rien d’autre ? Pas même un petit vol à l’étalage, un pétard vite fumé dans les toilettes du lycée, un film pornographique maté à l’arrachée avec des potes boutonneux, un petit oubli dans la déclaration d’impôts ?
— Pour qui vous me prenez ? L’Ennemi Public Numéro Un ?
— Apparemment non. Tu ressembles plutôt au gars ennuyeux, celui qu’on évite dans le train, au spa ou dans la file d’attente du dentiste. Arielle doit se faire chier avec toi.
— N’importe quoi ! Et puis lâchez-moi avec Arielle !
— Tu crois qu’on ne sait pas ?
— Savoir quoi ?
— Ton petit secret au sujet d’Arielle ?
Je ne savais pas qu’il existait un quatrième mouvement dans les concertos. Peut-être était-ce le cas pour ceux dédiés aux rires gras et aux gloussements de dinde. Dans tous les cas, nonobstant cette entorse à l’art de la fugue et du contrepoint, j’eus droit à une nouvelle salve de ricanements. En fait, ces araignées étaient croisées avec des hyènes, tout droit sorties des Studios Walt Disney.
— Qu’est-ce que vous allez inventer là ?
— Ce n’est pas bien de mentir, Tiburce. Ton nez s’allonge.
— Sincèrement, je ne vois pas à quoi vous faites allusion. Croix de bois, croix de fer si je mens je vais en Enfer.
— Le pauvre petit ! Est-ce qu’on doit l’affranchir, les amies ?
Les autres araignées applaudirent des huit pattes. Visiblement, la proposition de leur leader valait son pesant de cacahuètes. Je m’attendais au pire. Pourtant, je n’avais pas le début d’un commencement d’une ébauche d’idée du secret en question. Rien. Le vide intersidéral dans le zéro absolu.
— Devant la volonté unanime de mes camarades, je me dois de dévoiler la face cachée de Tiburce Dugommeau. Oyez, araignées du monde entier, ce que vous allez entendre défie l’entendement.
— C’est bon. Tu n’es pas obligé d’en faire des tonnes.
— Que veux-tu Tiburce, j’ai le sens du drame. Je suis un arthropode shakespearien, fanatique d’Othello et de Richard III. Tout le monde n’a pas la chance d’être lisse comme toi, sans saveur, sans odeur, ennuyeux au possible, un comptable perdu dans un monde d’acrobates et de trapézistes.
— Il faut bien des gens pour compter.
— Nous, on laisse ça aux fourmis. Bref, je ne vais pas te dresser un tableau de la dure existence des invertébrés où il n’est pas facile d’être cigale ou araignée au milieu des cloportes, des cafards, des moucherons et autres vermisseaux.
— Je vais pleurer.
— Tu peux. Ce n’est pas pour rien que les scénaristes de Marvel ont affublé Spider-Man d’une tendance à la dépression. Tu te rends compte ? Le gars, il n’a plus de petite amie, son meilleur pote est un fou dangereux, sa tante gâteuse le chouchoute à coup de pancakes, son patron lui crie dessus à longueur de journée. Jamais, je le dis, jamais ça n’arriverait à l’Homme-Fourmi ou à la Femme-Cloporte.
— Quel est le rapport avec moi ?
— Nul.
Les araignées du plafond commençaient à me lasser. Malheureusement, elles ne me fatiguaient pas encore suffisamment pour m’emporter dans un sommeil profond et amplement mérité. Je devais encore supporter leurs conneries pour un moment.
— Peut-on reprendre ou allez-vous enfin me laisser dormir ?
— Tu rêves ! Je vais dévoiler une information essentielle pour la civilisation humaine. Après une telle révélation, homo sapiens ne sera plus jamais le même, surtout envers sa lignée décadente appelée homo comptabilitus.
— J’attends.
— Tiburce, ne t’es-tu pas inscrit à des cours de musculation, dans une salle de sport du Marais, connue pour transformer les avortons en décathloniens, les gras du bide en rois de la tablette de chocolat ?
« Purée, comment peut- elle savoir ça ? » hurlèrent mes neurones rouges à mes cellules grises.
En effet, j’en avais eu marre d’entendre Arielle se pâmer béatement devant des évaporés à gros biceps, des abrutis aux pectoraux saillants et aux abdominaux huilés. Alors, sur les conseils de Michou mon voisin de palier, je m’étais lancé dans l’aventure. Au début, j’avais souffert puis Michou et ses potes m’avaient décontracté. Eux au moins ils savaient apprécier ma sensibilité artistique, mon gout des choses bien faites et pleins d’autres trucs que j’ignorais jusque-là .
Depuis, Arielle ne m’intéressait plus vraiment. Je la trouvais trop fille.
— Alors, ce n’est pas du lourd ?
— Pas tant que ça. Je me suis découvert une âme de sportif, quelle que soit la raison initiale de mon engagement. Mon corps se transforme mais je n’en suis pas différent pour autant. Pour Arielle et ses consœurs, je serai toujours le pauvre type qui cherche à les séduire à travers ses lunettes embuées. Je resterai la risée des costauds de pacotille, des frimeurs de cafétéria et des motards du dimanche. Je le sais et je m’en tape comme de l’an quarante. Si c’est ça ton scoop, arachnide de mes deux, tu peux te le mettre où je pense en format suppositoire.
Cette dernière tirade m’avait épuisé. Mes yeux commencèrent à papillonner, ma mâchoire se décrispa et mon corps se détendit. Les araignées au plafond se confondirent avec la pale lumière lunaire puis disparurent dans un fondu enchainé. Je sombrai dans un sommeil profond.
« Promis, demain je pose des rideaux ! » s’afficha en quatre par trois dans mon cortex cérébral, gravé dans le marbre telle une résolution de Nouvel Année.