Pifou gagne le Prix Goncourt
Tiburce Dugommeau, rédacteur en chef des Nouvelles Editions Vaillant, raccrocha le téléphone.
Enfin, après des années de galère à essayer de remonter la côte de cette boite d’ex-communistes, il avait décroché le jackpot. Maintenant, il lui fallait jouer en délicatesse et user d’un doigté de fée pour diffuser l’information sans heurter les égos.
« Sublime, forcément sublime. » disait jadis une grand auteure française à tête de grenouille savante.
Tiburce Dugommeau attendait sa star de l’année, son improbable poète qui venait juste de décrocher le prix Goncourt pour son roman en vers et intitulé « Pas glop, pas glop. ».
Quelqu’un frappa à la porte de son bureau, interrompant Tiburce Dugommeau dans ses rêves de chiffre d’affaires multiplié par cent, de contrats avec Hollywood, de casting prestigieux où Brad Pitt et Angelina Jolie donneraient la réplique à George Clooney et Julia Roberts sous la direction de Jodie Foster ou de Tim Burton.
— Entrez !
— Tiburce, Pifou est dans la salle d’attente, dit Mélanie l’assistante personnelle de Tiburce Dugommeau. Dois-je le faire rentrer dans votre bureau ?
— Non, finalement je dois aller à la piscine noyer mes trois enfants. Dites-lui qu’on remet notre partie de poker déshabillé à la semaine prochaine.
Mélanie opina du chef puis elle se dirigea vers la porte.
« Quelle putain de cruche celle-là ! » se dit Tiburce Dugommeau en sifflant dans ses doigts, signe que la récréation était finie.
Il se doutait de la propension de sa collaboratrice à tout prendre au premier degré sans exercer le moindre esprit critique mais sur ce coup elle battait des records. Tiburce Dugommeau n’avait pas eu le choix car il avait hérité de la gourde de service avec le reste du mobilier. Dans une entreprise fondée par des trotskystes et des nostalgiques des républiques socialistes de la fière Union Soviétique, licencier une employée sous le prétexte qu’elle était blonde, stupide et larguée des neurones tenait du combat de David contre Goliath.
Résultat des courses : Mélanie n’avait jamais été inquiétée et elle pouvait arborer sa plastique de majorette à la rédaction, entre deux cafés, une liste de courses et d’autres trucs encore plus compliqués.
Mélanie se retourna, l’air visiblement courroucé.
— Je ne suis pas une vache, inutile de me siffler, dit-elle avec des accents de Betty Boop.
— Meuh non, ironisa Tiburce Dugommeau. Vous êtes juste un peu… Comment vous le dire sans vous vexer ma chère collaboratrice ? Je cherche le mot juste. Ah, j’ai trouvé : épaisse, c’est ça.
— Vous me trouvez grosse ? Je fais pourtant attention et je mange mes cinq fruits et légumes par jour. En plus, je fais du sport quotidiennement dans la salle de mon quartier.
— J’en suis heureux pour vous, Mélanie. Je vais moi-même chercher Pifou dans la salle d’attente.
— Vous n’allez plus à la piscine ?
Tiburce Dugommeau n’insista pas.
Le rédacteur en chef se leva puis il partit en direction de la pièce où l’attendait le poète de l’année, sagement assis en train de lire les dernières aventures de Pif le chien, un de ses héros favoris et son père de surcroît.
— Bonjour Pifou, commença Tiburce Dugommeau en lui tendant une large main poilue. La pêche ?
— Glop-glop, répondit Pifou.
Tiburce Dugommeau invita son célèbre auteur à le suivre dans son bureau puis il demanda à Mélanie de bloquer les appels entrants.
— Pifou, j’ai une grande nouvelle à t’annoncer.
— Glop-glop ?
— Tu as gagné le Prix Goncourt pour « Pas glop, pas glop. ». La bataille a été terrible et nous avons eu droit à un féroce lobbying des grandes maisons d’édition. Certaines ont payé des jurés, comme si on parlait d’une vulgaire Coupe du Monde de Football ou de banals Jeux Olympiques d’Hiver. D’autres ont orchestré une véritable campagne de dénigrement par presse interposée, n’hésitant pas à mobiliser des populistes et des vedettes de la télé-réalité. Bref, on s’est battu au couteau, à la baïonnette et finalement tu as été désigné pour cette prestigieuse distinction.
— Glop-glop.
— Je ne te le fais pas dire. Maintenant, nous devons assurer le service après-vente et j’ai convoqué un aéropage de journalistes pour une conférence.
— Glop-glop ?
— Ce n’est pas si simple. Je vais devoir te briefer avant. Ceci dit, Brutos, Pif et Hercule seront à coté de toi pendant cette manifestation. J’ai demandé à Placid et Muzo de venir également. J’attends leur réponse. Gai-Luron lui-même, oscarisé il y a deux ans pour son film « Mes nuits et mes jours à Matignon. » se déplace exceptionnellement de Los-Angeles pour l’occasion. Tu ne seras pas seul et les forces vives des Editions Vaillant te soutiendront. C’est un grand jour pour toi et pour la poésie.
— Glop-glop.
Quelques heures plus tard, Tiburce Dugommeau et Pifou entrèrent dans le salon royal du Crillon.
Le rédacteur en chef et les gars du marketing avaient fait fi des remarques acides de quelques anciens au sujet de l’endroit choisi.
« Un grand hôtel parisien et pourquoi pas Wall-Street ? » avait ironisé Lucien Dutartre, un des derniers auteurs de la vieille époque.
Tiburce Dugommeau avait ri à cette remarque puis il lui avait répondu sous la forme d’une analogie entre les mecs de son genre, les tricératops, le crétacé et l’apparition des mammifères. Lucien Dutartre avait perdu le soutien des rieurs et il avait du plier ses gaules pour retourner dans son bol de formol dessiner ses petits ouvriers gaulois.
Tiburce Dugommeau se plaça sur le podium, à droite de Pifou.
— Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, je vous prie de bien vouloir applaudir le nouveau lauréat du Prix Goncourt, le poète Pifou.
Une salve d’applaudissements crépita dans la salle, illuminée par les flashs des paparazzis et les bijoux du Tout-Paris.
« Une putain de bande de suceurs ! » se dit Tiburce Dugommeau en se remémorant les nombreuses critiques déloyales contre Pifou et ses œuvres jugées de puériles pour les uns, de surréalistes pour les autres et d’abracadabrantesques pour le reste des intellectuels.
La situation avait changé dès l’annonce des résultats par les vieillards fatigués de l’Académie Goncourt. Le temps était devenu quantique et Pifou s’était vu qualifié de génial, de poète du troisième type ou de nouveau Confucius.
Nombre de journalistes, d’experts en littérature et de spécialistes du pipotron avaient retourné leurs vestes, invoquant une révolution culturelle, un séisme linguistique ou une brèche dans l’espace-temps.
Tiburce Dugommeau tendit le bras en direction d’un journaliste de province.
— Monsieur Pifou, commença le désigné d’office, tout d’abord permettez moi de vous féliciter, au nom de mes confrères et de la profession, pour la récompense décernée par nos plus grands auteurs et qui couronne des années de travail d’un poète essentiel à notre belle langue française.
— Glop-glop, répondit Pifou.
Le concert d’applaudissements reprit.
Tiburce n’avait pas assisté à un tel déchainement de passion factice depuis la cérémonie des Oscars où Sandra Bullock était apparue en short pour célébrer un film de science-fiction intitulé « Gravity » et beaucoup moins grave que l’assistance de l’époque. Même Matthew Mc Conaughey, Anne Hattaway et Christopher Nolan avaient frappé dans leurs mains alors qu’ils étaient les grands perdants de la soirée.
« Un beau festival de faux-culs. » avait dit Tiburce Dugommeau à sa petite amie plantée devant le spectacle télévisuel de dizaines de stars du cinéma mondial en train de s’auto-congratuler.
— Vous avez été qualifié de cubiste littéraire, de néo-surréaliste, d’expressionniste du quatrième type et de proto-minimaliste, continua le provincial. Ne pensez-vous pas que ce Prix Goncourt vous permet désormais de dépasser ces clivages d’un autre temps et de vous ancrer dans l’Histoire ?
— Glop-glop, répondit Pifou.
Un autre journaliste leva la main et Tiburce Dugommeau lui donna la parole.
— Bonjour Pifou, dit-il. Je vous avais interviewé pour la revue « Le Caribou Déchainé » et à cette occasion nous avions évoqué la déstructuration de l’intemporalité. Vos détracteurs réfutent cette thèse et j’aimerais savoir ce que vous avez à leur dire maintenant que le monde littéraire vous adoube.
— Pas glop, pas glop, répliqua sagement Pifou.
La conférence de presse dura une heure.
Pifou se plia consciencieusement à l’exercice, sans hausser le ton même quand un énervé du bulbe, un de ces artistes ratés reconvertis dans le journalisme alternatif à Boboland, l’accusa de pervertir la mission originale des Editions Vaillant en se prêtant au jeu des quolifichets et des honneurs du grand capital.
Tiburce Dugommeau signifia la clôture des jeux du cirque médiatique et l’assemblée se dirigea vers les petits fours et les coupes de champagne, histoire de s’en mettre plein la panse sans débourser un euro, dans un palace et servi par des reines de beauté déguisées en soubrettes.
Le soir couvrit le ciel parisien et Tiburce Dugommeau rentra dans ses pénates.
Au vu du nombre de messages affichés sur son smartphone, il savait que son opération de communication avait pété les compteurs.
Déjà, un célèbre quotidien du soir avait préparé sa Une pour lui donner des airs de Chute du Mur de Berlin.
« Pifou redonne au Prix Goncourt ses lettres de noblesse. » titrait le journal.
Un autre organe de presse, un hebdomadaire lu par les gens propres sur eux, avait contacté Tiburce Dugommeau pour interviewer Pifou. Le rédacteur en chef avait exigé le contrôle de la publication et de cet accord forcé était né un titre choc qui allait donner de l’allant aux champions du léchage de pompes et de la brosse à reluire.
« Aujourd’hui le Goncourt, demain le Nobel. Pifou, un héros français. » allait déclarer la couverture dorée de ce numéro spécial.
Tiburce Dugommeau embrassa sa petite amie avant de se servir un verre de vodka moscovite.
« Quand je pense que Pifou ne se rend compte de rien, je l’envie. » pensa-t-il, un peu dégouté par la tournure des évènements, certes provoqué par son génie du marketing et sa science du boniment, où les vers de mirliton d’un petit toutou communiste devenaient la Nouvelle Merveille du Monde.
Il avala son eau de feu cul-sec avant de s’assoupir à son tour, devant une émission de télé-réalité consacrée à des has-been en quête d’un second souffle et perdus dans une ferme du Larzac.