Mille millions de petits souliers
Marie-Albertine, mon assistante, m'appela sur le poste fixe, alors que j'étais en train de battre mon record à La Dame de Pique. Après l'avoir maudite, je décidai de décrocher.
— Oui, ma chère !
— Donald, j'ai un potentiel client pour toi. Un Finlandais. Vu que tu es le spécialiste de la Scandinavie et des pays du Nord en général, je te le transfère.
— D'accord. Merci Marie-Albertine !
« La poisse. la Finlande au début de l'Automne, ça craint ! » rugit mon cerveau rationnel.
— Bonjour monsieur Ghautier, dit une voix féminine. Je suis Karina Mikkinen, de la firme No L.
— Que puis-je pour vous, madame Mikkinen ?
— Mademoiselle.
Le contact s'annonçait bien. Je ne connaissais pas cette firme No L mais Karina parlait dans un anglais parfait et paraissait avoir moins de trente ans. Je l'imaginais déjà grande, blonde, sculpturale, avec un bonnet et des skis, le regard bleu azur porté vers l'infini du cercle polaire arctique.
— Je sollicite votre aide pour un sujet de logistique mondiale.
— Coup de chance, c'est ma spécialité !
— Je ne suis pas très versée dans les cabinets de conseil en stratégie, je vous l'avoue. Un de mes amis m'a orienté vers votre cabinet.
— Il a eu raison.
J'embrayai sur le laïus commercial, une adaptation très personnelle de la plaquette officielle rédigée par les ahuris du marketing, avec force exemples de missions et anecdotes salées.
— Stop !
— Oui ?
— Vous m'avez convaincue. Je vais vous parler de notre activité.
— Avec plaisir.
En vérité, j'avais déjà fait des recherches sur Google et il apparaissait que No L avait pignon sur rue dans le domaine de la distribution de cadeaux. Son siège était situé en Laponie et la société affichait un revenu de plusieurs milliards de dollars, sur les cinq continents. Son fondateur, un vieux barbu au nom imprononçable, avait laissé la place à un conseil d'administration composé uniquement de Finlandais. Ses principaux concurrents se trouvaient en Chine, dans la région de Shenzhen.
— Connaissez vous notre entreprise ?
— Bien sûr !
— Je vous passe donc les détails. Sachez que nous souhaitons rester dans la tradition lancée par notre fondateur et que nous raisonnons comme une PME, au contraire de nos concurrents asiatiques.
— L'artisanat est un art de vivre.
— Nous sommes en phase. J'en viens au sujet qui m'occupe. Nous ne pouvons pas livrer nos clients pendant la période de pointe, le 25 décembre. Il nous faut une solution et vite !
— Combien de points à livrer ?
— Aux alentours d'un milliard !
Le nombre me laissa comme deux ronds de flanc. Je ne savais pas qu'il était physiquement possible de livrer autant de clients dans une seule et même journée. Il fallait prendre la balle au bond, vu que mon bonus était indexé aux ventes générées par ma pomme et que nous facturions à l'acte. Je flairais l'affaire du siècle et je voyais déjà la Lamborghini dans mon garage.
— Peut on se voir ?
— Oui. Je suis à Londres demain. Donnons nous rendez-vous là -bas, au Hilton de Park Lane. Disons quinze heures GMT. Cela vous convient ?
— C'est un peu court pour réserver.
— Vous ferez l'aller-retour dans la journée. Vous avez l'habitude, non ?
— Laissez moi votre numéro de mobile et je vous rappelle.
Karina Mikkinen me fournit ses coordonnées, celles de son assistante Hildegarde Machin-chose ainsi qu'un tas d'informations inutiles à mes yeux mais essentielles dans son monde. Il ne me manquait que la marque de ses skis. Je lui servis deux fadaises et une formule de politesse puis je raccrochai. Je lui envoyai ensuite un courriel de confirmation, un classique pour se couvrir dans les boites américaines et j'attendis son accusé de réception pour aller faire le siège de mon boss.
Je n'étais pas un associé du cabinet, juste un petit gars au titre ronflant de manager, bardé de diplômes prestigieux certes mais interdit d'engager des moyens sans l'aval de sa hiérarchie. Même pour acheter des chouquettes au Prisunic du coin, je devais remplir un formulaire en trois exemplaires.
Je devais donc en référer à l'ineffable Jean-Barnabé, le gradé à plumes en charge des missions internationales traitées depuis Paris, siège continental de notre multinationale américaine. De Lisbonne à Helsinki, de Brest à Tallinn, rien ne lui échappait. Il touchait sa commission à tous les étages, quelle que soit l'origine du deal. Coup de chance, Jean-Barnabé était aussi mon supérieur hiérarchique, mon chef adoré, le gusse qui signait mes fiches de paie.
Je me précipitai dans son bureau. Il me regarda et flaira le bon plan.
— Mon Donald, mon champion, me dit-il. Que me vaut ta visite ?
— Jean-Barnabé, tu ne vas pas me croire. Je crois qu'on a décroché le gros lot.
— Assied toi, respire un bon coup et raconte moi une belle histoire.
Au fur et à mesure de mon récit, je vis mon Jean-Barnabé s'éclairer comme un lumignon, passant par toutes les couleurs du spectre. Il commença à me poser des questions sur No L, mon indice de confiance en Karina Mikkinen, j'en passe et des meilleures. Je lui sortis mon plus beau concerto pour pipeau et orchestre et il avala la couleuvre d'un coup.
Muni du précieux sésame pour une avance de frais, je demandai à Marie-Albertine de me réserver une place dans l'Eurostar pour Londres.
Le lendemain à quinze heures, après un voyage standard au milieu des jeunes cadres dynamiques et sans connaître les joies d'une grève impromptue, je me dirigeai à l'accueil du prestigieux Hilton de Park Lane.
— Je suis attendue par Karina Mikkinen de la société No L.
— Vous êtes monsieur Donald Ghautier de la compagnie International Consulting ?
— En personne, ma chère.
— Vous êtes attendu dans le salon Gainsborough, en bas, quatrième porte à gauche.
— Merci.
— Bonne journée.
J'adorais me rendre en Grande Bretagne. La politesse, la convivialité des Britanniques me changeait de la morosité des Parisiens et plus généralement de l'esprit négatif des Français. En plus, Londres me rappelait mes jeunes années d'étudiant, quand je passais mon MBA option whisky-coca.
Karina Mikkinen m'attendait bien à l'endroit indiqué par la réceptionniste. Je ne m'étais presque pas trompé à son sujet : grande, blonde aux yeux bleus, je la voyais bien contempler l'infinité céleste, un pied sur la dépouille d'un ours brun. Elle n'avait plus son bonnet et ses skis mais une chapka et des raquettes. Le modèle sportif laissait place à la version armoire normande. La trentenaire avait pris un sérieux coup de vieux, plus proche de la maison de retraite que des podiums Cacharel.
— Ravie de vous rencontrer, monsieur Ghautier, dit-elle en m'invitant à prendre place.
— C'est un plaisir partagé, mademoiselle Mikkinen.
— Je vais vous expliquer la situation dans le détail.
Pas franchement synthétique, la mémère me débita son histoire avec moult digressions au sujets de lutins, de rennes, de traîneaux et de cheminées. Au fur et à mesure, je mesurai l'ampleur de la tâche et je réalisai dans quelle galère je m'étais fourré.
— Vous comprenez bien, monsieur Ghautier , l'importance de la qualité de service dans notre image de marque. Nos concurrents asiatiques privilégient le volume au détriment du savoir-faire et nous ne souhaitons pas les suivre sur ce terrain. Il y va de notre identité.
— Je vois. Vous êtes prête à mettre les moyens pour livrer dans les délais impartis et le respect des traditions. Les clients attendent leurs produits le 25 décembre et pas une minute plus tard.
— Exactement !
— Vous avez frappée à la bonne porte.
— Quand puis-je espérer une proposition commerciale de votre part ?
— La semaine prochaine !
De retour à Paris, je débriefai Jean-Barnabé et il me donna carte blanche pour concevoir et mettre en œuvre un plan d'actions. Une fois les effets de manche terminés, il me fallait revenir à la dure réalité : imaginer un dispositif capable de livrer un milliard de foyers en moins d'une journée, sur vingt-quatre fuseaux horaires et cinq continents.
Pour celles et ceux qui ne connaîtraient pas International Consulting, cette firme, née à Chicago au temps de la prohibition et spécialisée dans le conseil aux très grandes entreprises, possédait des bureaux partout dans le monde, même en Indonésie. Pour les géographies plus marginales, telles que la Papouasie-Nouvelle Guinée ou les Îles Samoa, elle utilisait un réseau de sous-traitants locaux, certifiés par sa cellule dédiée aux partenariats. En général, ce maillage suffisait mais dans le cas de No L il semblait trop limité. Je devais trouver une solution.
Dans les cas extrêmes, je comptais sur un ancien collègue américain, rangé des voitures mais encore friand de challenges en tous genres comme seuls savaient les poser les consultants en stratégie. Aussi, je me décidai à appeler Robert Wilkinson, plus connu sous le nom de Magic Bob.
— Hello Magic Bob, c'est Donald. Comment se passe la vie à Honolulu ?
— Aloha Donald, mon frère de sang. Il fait beau, les volcans fument, les vahinés remuent leurs petites fesses et je sirote des pina-coladas sous le soleil de Waikiki. La routine, en somme ! Et toi, toujours à écouter les conneries des grenouilles savantes ?
— Plus que jamais !
— Viens ici ! Tu vas adorer. Tout est simple, sans prise de tête inutile. Du sexe facile, des champignons hallucinogènes et le ciel bleu.
— Je vais réfléchir même si je trouve que ça manque de Suédoises dans ton coin.
— La perfection n'existe pas dans ce monde, mon vieux. Qu'est-ce qui t'amène ?
— Je suis sur un coup fumant mais compliqué. Il me faut un coup de main.
— Accouche !
— Tu connais la société No L ?
— Je veux mon neveu ! Des fondus. Ils sont encore bloqués au vingtième siècle, au temps où les enfants croyaient à la petite souris et les écureuils au grand capital.
— Si je te disais qu'ils m'ont mandaté pour régler un problème de logistique, qu'en penserais-tu ?
— Que tu es gravement dans la merde, mon pote !
— En gros, c'est ça ! En plus, le 25 décembre arrive à grands pas.
Magic Bob avait l'habitude de démarrer la discussion en appuyant sur ce qui faisait le plus mal. Une fois qu'on avait compris ça, on était prêt à n'importe quel scénario, de l'invasion d'un couvent de carmélites par des gardes suisses à l'atterrissage d'une navette belge sur le soleil.
— On peut en parler ?
— Vingt-cinq pour cent de commission me semble un bon début. Je ne me lève pas en dessous.
— Tu ne te mouches pas du coude !
— J'ai des frais, deux ex-femmes, des enfants aux quatre coins du monde et j'en oublie.
— C'est la crise. Tu n'es pas au courant ?
— George Bush nous l'avait caché.
— Tu sais quand même que c'est un Noir hawaïen votre président maintenant ?
— Ah ! Je comprends mieux pourquoi on voit aussi souvent Beyoncé à la télévision. Tu penses qu'il se la tape ?
— Je monte à trente pour cent et tu arrêtes de déconner !
— Tu as toute mon attention, ô toi maître du conseil en stratégie !
Enfin, je pouvais commencer à lui exposer la situation. Magic Bob était un tueur en matière de négociation, surtout quand il savait à quel point on avait besoin de lui. De plus, il était très gourmand en termes d'honoraires et je sentais qu'expliquer ses tarifs à Jean-Barnabé n'allait pas être de la tarte. Seulement, s'il y avait un synonyme du mot miracle, il se prononçait Magic Bob dans l'inconscient collectif des salariés d'International Consulting. Le roi du hoola-hup était une légende de Chicago à Novossibirsk, de ReykjavÃk à Hobart, et je savais qu'au bout du compte j'obtiendrais la ligne de crédit pour rémunérer ses prestations.
Je fis un résumé de l'ampleur des dégâts. Magic Bob posa quelques questions pour la forme puis je sentis ses petites cellules grises se mettre en action.
— En gros, il manque de lutins ton client et son concurrent utilise de la main d’œuvre prépubère.
— Ils sont sept cent millions.
— Et moi et moi et moi.
Sous ses dehors décadents, Magic Bob turbinait bien du crane, il n'y avait rien à dire. Je commençais à entrevoir un avenir radieux où je pourrais conduire ma canette sur la Riviera, au volant de ma belle voiture italienne, sans me soucier des appels de mon banquier et de la limite de ma carte bleue.
— J'ai une idée.
— Oh oui, Magic Bob !
— On va battre les Chinois sur leur propre terrain.
— Explique, ô toi Sphinx de Waikiki.
— Eux, ils exploitent des petits enfants pour faire le job des lutins. Ils n'ont aucun mal à en trouver vue leur population rurale, sous-estimée en général, et qui n'en est pas à la centaine de millions près.
— Aucun pays n'a un tel réservoir de main d’œuvre.
— Si. Un. L'Inde.
— Mais c'est une démocratie. Jamais ils ne nous loueront leurs enfants.
— Qui parle d'enfants ? Nous cherchons des lutins, tu sais, ces êtres petits, difformes, invisibles aux yeux de tous. J'ai des potes au gouvernement indien et je suis persuadé qu'ils me feront un bon prix sur leurs lutins. Ils en ont deux cents millions, prêts à l'emploi mais que personne ne veut toucher pour des raisons obscures. Je crois même qu'on pourrait obtenir des subventions de la Communauté Européenne ou d'autres organisations supra-gouvernementales.
— Je ne savais pas. Tu pourrais gérer le 25 décembre avec ces Indiens ?
— Oui. Je passe quelques coups de fil et je te rappelle. Prépare la valise de billets, en petites coupures mélangées entre euros, dollars américains et livres sterling.
— Comme d'habitude.
— Je te laisse. A plus tard Donald !
— Merci Magic Bob.
La suite fut une formalité. Magic Bob orchestra la manœuvre de main de maître, à l'américaine. Ses contacts à New-Delhi négocièrent âprement mais tinrent leurs engagements. Karina Mikkinen avala l'argument social et signa le chèque. Jean-Barnabé applaudit des deux mains, trop content de griller la politesse à ses collègues chinois.
Le 25 décembre, un milliard de cheminées furent visitées par des petits lutins indiens et des milliers de millions de cadeaux furent déposés au pied du sapin, du hêtre ou du baobab trônant au milieu du salon. Il n'y eut pratiquement pas de reliquat et la qualité de service atteignit des niveaux inégalés depuis une centaines d'années.
L'année suivante, No L signa un contrat tripartite de dix ans avec International Consulting et le gouvernement indien. J'écrivis le communiqué de presse pour les plus grands journaux occidentaux, en insistant qu'une société américaine et une entreprise finlandaise avaient réussi, dans un pays en pleine croissance, à réhabiliter une population défavorisée, celle des Intouchables. Jean-Barnabé me proposa même de me promouvoir associé, après le deal du siècle, mais je déclinai l'offre, peu intéressé à materner des consultants immatures et des assistantes versaillaises.