Désolée, mais mon texte n'est pas très gai.
La mer
« Tu es poussière et tu redeviendras poussière »
Je ne suis pas d’accord ! Je n’ai jamais été poussière, et je ne vois pas pourquoi je devrais être balayée, mise en tas, et jetée à la poubelle, ou dispersée aux quatre vents dans un jardin par des soupirs.
La vie vient de l’eau c’est bien connu, donc je viens de l’eau et je veux retourner dans l’eau.
Cette maladie qui me ronge, je vis avec depuis une dizaine d’années, elle fait partie de moi, de mon corps et de mon âme. Elle ne me réduira pas en poussière, elle me poussera vers la vie.
J’ai toujours contrôlé ma vie, géré ma carrière, ma famille et ma maison. Quand la maladie a frappé, je me suis organisée. J’ai pris des rendez-vous avec les meilleurs spécialistes, suivi consciencieusement les traitements qu’ils m’ont proposés. J’ai dû acheter un agenda « Président Prestige ». On dit que quand on est malade on doit se reposer, morte de rire ! Je commençais ma journée à 6h30 tous les matins. J’allais en cours, j’arrivais à caser un massage de kiné pendant mes heures de creux. Deux fois par semaine, j’avais un après-midi dédié à soi-disant préparer mes cours. En fait, j’allais à l’hôpital pour mes séances de rayons. Heureusement pour mon organisation, la chimio a eu lieu à chaque fois pendant l’été ou les petites vacances. Cette saloperie de traitement vous laisse complètement HS, avec un goût de métal et des sensations de brûlure dans la bouche dès que vous voulez manger. Vous passez de votre lit à votre canapé.
J’ai réussi à la dompter cette maladie, à l’éloigner à coups de cachets, à l’affamer pour qu’elle me laisse définitivement la paix. Mais son appétit est féroce. Le cancer est un fauve qui vous surveille et joue avec vous. Vous êtes sa proie, il attend son heure.
Je sens que l’animal est en train de gagner, il s’est rapproché, il me renifle, il me croque et me donne parfois des coups de griffes. En ce moment, il me lèche, mais je sais que je n’en ai plus pour très longtemps. Je dois penser à ma mort. J’ai organisé ma vie, je dois préparer ma mort. Je diminue mes activités de plus en plus. J’installe et j’utilise du matériel pour rester autonome, mais je sens son haleine fétide autour de moi. Quelles options s’offrent à moi ? Etre enterrée et pourrir sous la terre. Qui viendra sur ma tombe ? Qui viendra rendre visite à un nom sur une stèle ? Certains de mes proches se sentiront obligés le jour de la Toussaint à venir fleurir le granit lustré ? Au bout de quelques années, peut-être même avant, ils ne rendront plus visite à ce zombie invisible que je serai devenue. Me faire incinérer ? Redevenir poussière ! C’est hors de question ! Completely out of the question.
Je dois tout préparer pour vivre à nouveau, sous une autre forme bien sûr, mais vivre, réellement vivre. Vous pensez que je délire, que les métastases ont atteint mon cerveau ? Il faut que j’agisse avant qu’elles ne décident de coloniser aussi cet endroit de mon anatomie. Je sais quoi faire, j’ai un plan. Telle une militaire, je fourbis mes armes, j’élabore des stratégies.
Pour commencer, partons en vacances ! Quand j’ai annoncé ça à mon entourage, ils m’ont cru folle.
- Tu veux partir ? Dans l’état où tu es ?
- Tu veux partir seule ?
Oui je pars seule, et c’est bien l’état dans lequel je suis qui me pousse à partir.
Internet, carte bleue, billet d’avion pour la Réunion, aller simple. J’ai réservé une chambre d’hôtel simple mais en rez-de-chaussée et « handicapé friendly », comme on dit aujourd’hui. Je dois être autonome et aller et venir comme je l’entends. L’accès à la plage est direct, il y a même des petits véhicules électriques qui vous aident à descendre la côte.
Cette plage de Grande Anse est idéale pour les personnes à mobilité réduite, puisqu’il y a un bassin naturel qui s’est formé dans un coin de la baie. Je profite de la mer pendant quelques jours comme n’importe quelle touriste. Je mange des spécialités locales à l’hôtel, il n’y a pas de raison de ne pas en profiter jusqu’au bout. Pourtant, je sens mes forces décliner, le fauve me regarde avec ses yeux brillants en se léchant les babines.
Un soir, je décide de rester un peu plus tard. Je me baigne dans le bassin où j’ai pied, l’eau est chaude, quelques poissons multicolores s’approchent de mes jambes. Les gens rentrent chez eux petit à petit. Je quitte la piscine naturelle, et je me dirige vers les vagues, la mer est toujours chaude, j’ai de l’eau à mi-cuisse, puis jusqu’au ventre. Je les sens qui me frôlent, combien sont-ils ? Je ferme les yeux et je m’enfonce encore plus, jusqu’à disparaître complètement. Un aileron continuera à tourner autour de la flaque de sang qu’on pourrait distinguer si on voyait quelque chose dans cette nuit qui est tombée il y a quelques minutes.
Désormais je suis une cellule de poisson, je fais partie du plancton, je nourris les anémones de mer. Je m’éparpille dans la mer, dans l’eau, dans la vie. Le cancer n’a pas réussi à me tuer, je l’ai vaincu !
En hommage à Frédérique-Laure