Un maroquin vérolé
D’habitude je n’allais jamais aux soirées des anciens de Sciences Po ; d’abord parce que c’était blindé de cagettes et ensuite à cause de mon rôle assumé de vilain petit canard rebelle. Il fallait dire que je n’avais pas voulu intégrer l’ENA en son temps au contraire de la plupart des boutonneux à lunettes qui péroraient sans cesse dans ces raouts pathétiques. J’avais préfére à l’époque m’exiler outre-Manche et mélanger les plaisirs de la fête lysergique avec les avantages d’un MBA option whisky-coca.
Qu’est-ce qui m’avait fait changer d’avis ? Mon pote Charles-Amédée, tout simplement ; le bougre m’avait alléché en me promettant qu’on allait bien rigoler ce dont je doutais franchement sur l’instant. Pour étayer ses dires, il m’avait confirmé qu’un de nos camarades de promotion appelé Hubert Boulon de la Visse était pressenti pour devenir le ministre du bonheur. Rien que ça !
Je me rappelais bien Hubert le coincé à qui nous faisions fumer de l’herbe, manger des space-cakes et courir nu dans la neige lors des sorties de ski organisées par le bureau des élèves. Le bougre ne nous en voulait jamais et nous avions coutume de parler de lui en citant l’adage « heureux les simples d’esprit. ». Comme quoi, il avait de la suite dans les idées l’ineffable Hubert puisqu’il en ferait son métier, selon les potins et rumeurs des premiers de la classe et des forts en thème.
Charles-Amédée était venu me chercher dans sa Ferrari de flambeur en bon directeur de trading qu’il était devenu à tyranniser des plus jeunes et manipuler des indices boursiers. Le jour de ladite soirée, notre vieux copain Hubert venait à peine de recevoir son maroquin de la main du premier ministre français qui lui-même ressemblait au chien Gai-Luron dans la bande dessinée de Gotlib.
Arrivé dans la grande salle où défilaient le cortège des fayots, des lécheurs de bottes et autres affairistes en tous genres, je me dirigeai directement vers le bar histoire de regarder le spectacle en vision panoramique et en Technicolor. Charles-Amédée avait pour mission de nous ramener notre camarade de jeu, notre ancienne tête de Turc devenu un homme important pour la génération des élèves de la rue des Saint Pères au temps des années quatre-vingt. Ce serait plus facile de s’approcher de cette nouvelle célébrité comparé à nos autres illustres condisciples comme le nain à coupe obole du journal télévisé ou la petite grosse humoriste aux cheveux en pétard.
Après quelques rafraichissements à bulles arriva notre turluron de jeunesse, accompagné de l’incontournable Charles-Amédée et d’Anne-Sophie une ancienne fêtarde devenue journaliste parce que papa et maman n’obtenaient plus de crédit pour financer ses études.
— Salut Hubert, lançai-je discrètement. Tu te souviens de moi ?
— Comment aurais-je pu oublier mon facétieux copain Donald ?
— Je me disais bien que tu te souviendrais nos mémorables soirées où tu montrais tes talents de danseur exotique sur les tables des bars du boulevard Saint-Germain.
— Que deviens tu ?
— Je suis désormais un consultant en stratégie dans un cabinet américain. Rien de bien passionnant je te l’avoue surtout si je compare mon travail quotidien avec la tâche herculéenne qui t’attend dans les mois qui viennent.
— Ne m’en parle pas ; je me suis embarqué dans une galère sans nom mais je ne pouvais refuser une telle nomination quand les élites socialistes ont proposé mon nom au président du monde.
— Que penses tu d’un peu de conseil gratuit ?
— C’est exactement ce que j’allais te demander ; Charles-Amédée et Anne-Sophie m’ont vanté tes mérites pour tout ce qui touche à l’organisation d’ensembles très complexes. Il paraitrait même que tu as réussi à redorer le blason d’une marque de baskets impliquée malgré elle dans une sombre histoire de travail d’enfants quelque part aux larges des côtes indonésiennes.
Ces paroles me rappelèrent une de mes missions à l’étranger dont j’avais naguère parlé avec mes potes de beuverie en exagérant sans vergogne mon rôle d’exécutant pour l’habiller de glamour et de diplomatie. Il fallait désormais assurer le service après-vente de ce mensonge puéril qui m’avait juste permis de briller une fois de plus devant la belle Anne-Sophie pour finir avec elle dans une chambre d’hotel du huitième arrondissement de Paris. Je ne me souvenais pas des détails tellement j’avais abusé des cocktails mais ce que je retenais de cette contre-vérité ne m’avait pas servi de leçon. Je continuais à raconter de belles histoires pour les gogos en manque de sensations et les futures matrones coincées dans leur mariage avec un gras du bide plus bourgeois que gentilhomme.
— Allons discuter de tout ceci dans la petite salle du bas, celle où tu dégustais nos bonnes vieilles patisseries au chanvre indien.
— Pourquoi pas ? J’en ai ma claque de chanter la même rengaine à tous nos anciens condisciples dont la plupart ne pensent qu’à me demander un service alors qu’au temps de nos études ils me fuyaient comme la peste et se moquaient de mon nom.
Une fois dans notre cachette d’antan, équipés des réglementaires bouteilles de champagne et loin des strass et des paillettes d’une institution qui nous avait tant bourré le crâne, nous pouvions conseiller à notre dirigeant universel quelques astuces pour bien démarrer son mandat.
— D’abord, j’ai une question qui va te sembler innocente : quelle est la portée de ta mission ?
— Elle se décline au niveau planétaire.
— Il te faut alors fédérer autour d’un concept commun qui illustre le bonheur et la joie de vivre. Ne pense pas comme un Français, ce peuple de raleurs qui se croit encore au Siècle des Lumières et ne connait des autres pays que les aires de camping.
— Dois-je penser comme le plus grand nombre ?
— Ce sera difficile car les Chinois n’ont pas la même notion du bien-être que les Indiens, les Nigérians ou les Américains. Qu’est ce qui te semble universel en termes de vecteur de joie ?
— Ne me parle pas de drogues ; je me souviens de tes blagues de potache qui nous ont bien diverti mais aujourd’hui l’heure est trop grave pour traiter les problèmes par des hallucinogènes.
— Je ne suis plus un étudiant insouciant ; allez, fais un petit effort. Qu’est ce qui rend les gens heureux, du plus pauvre au plus riche ?
— L’art ?
— Je ne crois pas que la fête de la musique ait rendu les Français plus heureux à part les cafetiers.
— La spiritualité ?
— Là c’est toi qu’on va soupçonner d’abuser de substances interdites. Fais un effort de concentration.
— Le sport ?
— Tu as déjà fait du sport ?
— Non.
— Alors oublie cette idée.
— Je ne sais pas.
— Déshabille toi !
— Je croyais qu’on devait discuter sérieusement ?
— Je ne peux pas être plus sérieux ; j’ai utilisé cette technique avec les collaborateurs d’une firme de Seattle versée dans les logiciels bugués et elle a bien fonctionné. J’ai remis le couvert avec une entreprise chinoise spécialisée dans les jouets défectueux et l’ambiance de travail a carrément changé. Tu vas vite comprendre ; reprends un peu de champagne pour te décontracter.
Hubert était toujours aussi naïf et c’en était tellement facile que j’aurais pu m’ennuyer, mais je voulais le voir danser nu sur la table comme au temps de nos vingt ans. Anne-Sophie comprit la manœuvre et elle enleva ses vêtements à son tour, découvrant son corps encore attirant malgré ses trois grossesses. Charles-Amédée fit de même et je me joignis au mouvement. Mon téléphone portable servit de baladeur musical et nous enchanta des titres les plus chauds du chanteur anglais George Michael. La petite pilule rosée que j’avais discrètement mélangée aux bulles rémoises de notre ministre accomplit sur lui son effet au-delà de toutes nos espérances.
La suite vous la connaissez ; Hubert Boulon de la Visse rentra dans l’histoire mondiale par son initiative de créer la journée de la danse de la fesse tous les vingt huit février. Le jour de la première, l’Iran attaqua Israël, la Chine envahit la Russie et la Papouasie-Nouvelle Guinée tenta vainement d’aborder les côtes australiennes avec des pirogues trouées, pendant que les riches de ce monde se tortillaient nus sur des tables, une bouteille à la main. On raconte même qu’au Vatican les gardes suisses assiégèrent un couvent de carmélites pour célébrer avec elles la cérémonie du bonheur.