Les chanceux anonymes
— Bonjour, je m’appelle Donald et cela fait quatre-vingt dix jours que j’ai gagné à l’Euro-million.
— Bonjour Donald !
— Je suis venu ici ce soir parce que je n’arrive plus à rejoindre la réalité depuis ce gain inespéré.
— C’est pour cela que notre association existe, Donald. Raconte nous sans ambages ce qui t’est arrivé. Nous ne te jugerons pas car beaucoup de nos membres ont, un moment ou un autre, vécus les mêmes événements que toi, connus les mêmes situations et peut-être pris les mêmes décisions.
— Merci de cet accueil ; je ne savais vraiment plus vers qui me tourner.
— Il y a trois mois, je vais comme d’habitude chez mon buraliste de quartier valider mon ticket de Loto et acheter mon journal. Vous avez tous connu cette fausse déception quand la machine vous annonce que vous n’avez rien gagné, sans même vous réconforter par un message d’encouragement.
— Dans ma procédure classique, je contrôle d’abord mes éventuels gains et ensuite je choisis mon journal, de préférence un magazine scientifique ou géopolitique. Autant vous dire qu’au fur et à mesure des années, le choix du périodique a plus mobilisé mes neurones que le reste du processus.
— Ce jour n’était pourtant pas différent des autres jours ; Paris sentait des pieds, le commerçant racontait ses sempiternelles platitudes et les mémés de service me poussaient à coup de caddy. Rien de neuf sous un soleil toujours absent du ciel. J’étais parti pour une énième remise en cause de ma petite addiction à ce jeu de hasard qu’on surnomme la loterie nationale et qui depuis des années a pris de multiples formes pour attirer le gogo.
— Vous n’êtes pas n’importe qui, Donald. Vous êtes un élu. La main divine s’est posée sur vous et votre vie a changé.
— Merci ! Je disais donc ; je passe le ticket devant l’œil électronique qui déclare qui a gagné ou perdu et je regarde l’écran, sans la moindre illusion. Devinez ce qui est arrivé à ce moment précis.
— La machine vous a signifié votre gain et vous a indiqué qui contacter pour le récupérer. C’est ce que nous avons tous vécus ; je croyais que vous le saviez.
— Diantre ! J’oubliais que vous êtes déjà au courant de tout ça. Je vais accélérer et vous passer les détails du délire chez le buraliste, de la mémé qui tombe dans les pommes, du cérémonial à la Française des Jeux, des innombrables rendez-vous avec moult banquiers et conseillers fiscaux sans compter les psychologues spécialisés dans le dégonflage de tête.
— J’ai de la chance dans mon malheur car je dis que gagner une telle somme n’est pas forcément la meilleure chose qui puisse arriver. Ce qui me sauve en partie c’est que ma famille est peu nombreuse. Mes parents n’ont pas besoin de mon argent pour vivre mieux étant donné que leur vie aisée dans une retraite paisible et sans dettes leur suffit. Je n’ai ni frère et sœur et mon seul cousin germain, Gontran le chanceux, a déjà eu de la chance en épousant une très riche héritière assez évaporée pour le confondre avec le prince charmant.
— En fait, mon plus grand problème a été moi-même ; j’ai connu le syndrome d’Harpagon. J’ai cru que tout le monde en voulait à ma fortune récemment acquise et je me suis enfermé dans une tour d’ivoire. J’ai pourtant usé de stratagèmes plutôt bien fichus ; une fois l’énorme somme à huit chiffres déposée sur mon compte, j’ai pris un congé d’une semaine pour organiser tranquillement mon évasion fiscale. Évidemment, j’ai informé ma compagne de mes gains car c’est une femme divorcée et mère de deux enfants de sept et huit ans avec qui je ne vis pas, mais j’en ai minimisé l’importance ; d’abord dans les chiffres en divisant par dix la somme réelle et aussi dans l’urgence que je prenais à traiter ma nouvelle situation. Puis je lui ai dit que je prenais un répit de sept jours pour me remettre de la nouvelle et aussi parce que j’en avais besoin depuis longtemps. En quatre ans de relation je ne lui avais jamais menti auparavant. J’en ai encore honte.
— Vous avez certainement un peu exagéré dans le registre de la paranoïa, Donald, mais il y a beaucoup de gagnants qui se font dépouiller en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le plus souvent par leur propre famille. Il faut savoir que les pires prédateurs au sein de la famille sont, dans ce cas bien précis, la femme ou la conjointe ainsi que les enfants. Les statistiques les placent devant les pères et mères ou les frères et sœurs. Enfin, sans pour autant vouloir vous dédouaner de votre coupable faiblesse, les situations dont je parle peuvent aller jusqu’au crime de sang.
— Je ne dirais pas que cela me rassure. J’ai continué dans le mensonge en prétextant une envie de me ressourcer à la campagne. Je savais que ma compagne ne pouvait pas m’accompagner car son ancien mari ne lui aurait jamais facilité la tâche pour me rejoindre dans des vacances impromptues.
— Une fois cette dernière écartée, je pouvais préparer ma future vie de rentier. J’ai visité des endroits où tout est organisé pour faciliter l’existence des gens fortunés. J’ai également contracté avec une agence spécialisée pour mettre en œuvre ma prochaine disparition des radars de mon ancienne existence. Il ne me restait plus, de retour à Paris, qu’à démissionner de mon poste de consultant en stratégie et le tour était joué.
— Quelle est votre situation actuelle, Donald ?
— J’habite sur une île paradisiaque loin de la communauté européenne, mes comptes sont dispersés dans plusieurs paradis fiscaux, mon identité numérique est en passe de devenir vierge de tout passé et je me suis débarrassé de ma précédente compagne par une rupture savamment orchestrée. Je mène désormais une vie de riche célibataire dans une maison somptueuse avec majordome, femmes de chambre, cuisinier et tout ce qui rend le quotidien si facile. Quant à ma vie sociale, elle suit le rythme de mon club d’hommes friqués, entre parties de pêche en haute mer et cocktails luxueux, agrémentée de nuits torrides avec des beautés scandinaves et des geishas japonaises en nombre illimité.
— Je ne vois pas dans ce tableau de raison de vous sentir malheureux à moins d’un retour à la religion, d’une crise mystique ou de remords de la dernière heure.
— Détrompez-vous mon cher ; le syndrome d’Harpagon ne cesse de me pourrir chaque minute de chaque jour. Je lis mes relevés de comptes sur un rythme horaire, de mon téléphone mobile à mille dollars ou à partir d’un terminal bancaire, l’essentiel est que je connaisse précisément le montant de mes avoirs. Je fais contrôler mon conseiller fiscal par un de ses concurrents ; j’engage des détectives privés pour me briefer sur mes amis nouveaux riches et je fais signer un protocole aux femmes que je mets dans mon lit. Je ne fais plus confiance en personne, même pas à mes parents et pourtant je dépense des sommes folles pour m’assurer que nul ne puisse me trahir et partir avec ma cassette.
— Je n’apprécie plus cette vie facile à sa juste valeur ; celle où l’oisiveté n’est pas la mère de tous les vices contrairement à ce que prétendent les tartuffes catholiques et les leaders populistes aux gueux qui galèrent chaque jour avec un salaire minimal et pas toujours garanti. Je devrais normalement me satisfaire de bien boire, de bien manger, de passer des nuits torrides avec des femmes sculpturales et dédiées entièrement à me donner du plaisir. Pourtant derrière toute cette luxure, j’ai constamment peur qu’un événement imprévu ou qu’un escroc caché dans mes rideaux ne me prive de mes biens et de mon argent adoré.
— Vous n’allez quand même pas me dire que vous étiez plus heureux avant ?
— Je n’en suis pas encore arrivé là et c’est la raison pour laquelle je sollicite votre aide.
— Nous sommes tout à votre service, mon cher Donald.
— Tant mieux ! Je ne vous demanderais au préalable qu’à signer ce petit protocole d’accord. Au cas où. Les bons comptes font les bons amis et les bons contrats améliorent les rapports.
— Comme il vous plaira. Nos juristes sont habitués à ces documents et aux procédures qu’ils impliquent. Je suppose que vous avez déjà enquêté sur notre groupe et sur moi en particulier.
— Plutôt deux fois qu’une !