L’accidentJe m’appelle Jeanne, j’ai 30 ans et il m’est arrivé une drôle de chose pendant mon enfance. Quelque chose qui a bouleversé la vie de toute ma famille, on pourrait appeler ça un accident de la vie.
Marie ma mère, est fonctionnaire. Depuis qu’elle est toute petite, elle a tout fait comme il fallait : elle a bien travaillé à l’école, a passé des diplômes, elle a trouvé un job sûr qui la met à l’abri des imprévus. Pour elle, pas d’angoisse du lendemain, quand elle voit tous ces gens à la télévision qui perdent leur emploi, qui ne peuvent plus payer les traites de leur maison, elle pense :
« J’ai fait le bon choix, je ne m’éclate pas tous les jours, mais au moins, je n’ai pas de soucis ! »
Elle s’est mariée avec un garçon de bonne famille, Pierre, mon père. Il est avocat et n’a pas de problèmes de fins de mois.
« Avec tous les divorces qu’il y a ma chérie, je ne suis pas prêt de manquer de clients ! »
Les dossiers s’amoncellent sur ses étagères, plus les dossiers sont gros, plus son portefeuille est garni.
Nous sommes deux, un garçon, Charles, et moi, Jeanne. Nous travaillons très bien à l’école et nous sommes des sportifs accomplis. Nous faisons tous les deux la fierté de nos parents.
« Excusez-nous d’arriver en retard pour le repas Belle-Maman, mais Jeanne a encore fait un podium au concours de saut d’obstacle. Nous avons dû attendre la remise des médailles ! », dit ma mère rouge de plaisir, en me poussant vers mes grands-parents.
« Très bien Jeanne, nous sommes fiers de toi ! Et toi Charles ? », dit le grand-père en se tournant vers le garçonnet. « Quels sont tes succès de la semaine ? »
Mon père répond à la place de mon frère :
« Il est le premier de sa classe comme d’habitude ! »
Quel joli tableau ! Quelle belle famille ! La route est toute tracée pour eux, aucun nuage à l’horizon, ils mènent leur vie sur les grands axes.
En rentrant, je m’’enferme dans ma chambre. Je me sens mal, angoissée. Je devrais être heureuse, j’ai eu la médaille d’or. Pourtant, la boule présente dans ma gorge semble grossir. Pour me calmer, il n’y a qu’une solution. Je vérifie que ma porte est bien fermée, mes parents discutent dans le salon, et Charles joue avec Duvet, c’est un sphynx, un chat sans poil, un chat parfait qui ne fait pas de saleté sur les coussins du canapé. Je sors un cutter de mon tiroir, relève ma manche, et m’entaille l’avant bras. La douleur provoque chez moi un soulagement immédiat, l’angoisse s’éloigne au fur et à mesure que le sang s’écoule. Je me scarifie depuis plusieurs mois déjà . Les marques strient mes avant bras, je suis obligée de porter des manches longues en permanence.
Personne ne s’est encore aperçu des coupures que je porte comme une maladie honteuse, je fais tout pour qu’on ne remarque rien. Je sais que je ne pourrai pas faire ça éternellement, mais je ne peux pas m’en empêcher. La petite scie est en action presque quotidiennement.
« Tu viens dîner Jeanne ? » appelle mon père.
J’arrive souriante, j’ai mis des mouchoirs en papier sur ma blessure, elle devrait cicatriser dans la nuit. Seule une marque rouge restera quelques temps, elle s’additionnera aux autres.
Pourtant je sais que cela doit cesser, je ne peux pas vivre comme ça, je sais que ce n’est pas normal. Je ne me suis jamais confiée à personne. Qui pourrait comprendre ? Je me demande parfois si je ne suis pas un peu folle. J’essaie de vivre normalement, mais je n’y arrive pas, je veux montrer à mes parents que je suis à la hauteur, mais c’est tellement difficile, ils attendent tellement de moi.
Quelques années plus tôt, un événement qui pourrait apparaître sans beaucoup d’importance allait changer la vie de toute la famille, et la mienne en particulier, on pourrait parler d’accident. Mon père avait voulu que j’apprenne le piano, un professeur avait été engagé, il venait à la maison. Cet étudiant en musicologie avait été choisi presque par hasard, il avait mis une annonce sur un panneau du conservatoire, et mes parents l’avaient appelé. Ses diplômes avaient impressionnés mes parents. Une petite fille qui joue des Nocturnes de Chopin dans le salon, quel beau tableau !
« Votre fille a des mains de pianiste Monsieur Duverdier, elle a aussi l’oreille absolue, nous allons faire de grandes choses ! »
Tout à fait le genre d’argument que m’a famille avait envie d’entendre.
Les leçons de piano étaient vite devenues un enfer, le professeur ne supportait pas que je fasse une fausse note ou que je ne sois pas dans le rythme.
Il hurlait :
«Espèce de fainéante ! Tu as tout pour réussir ! Tu fais n’importe quoi ! »
Les notes dansaient sous mes yeux, le tabouret semblait trop loin de la partition, je ne voyais pas les petites boules noirs et blanches. En ouvrant le livre sur mes genoux, je me rendais compte qu’il y avait des bâtons qui parfois les reliaient entre elles. Mais il était impossible de les voir quand je jouais. Alors j’apprenais tout par cœur, des pages entières, et plus je progressais, plus les morceaux étaient longs à apprendre. Ce stratagème m’évitait de prendre une pichenette sur la tempe. C’était extrêmement douloureux. Pas le geste en lui-même, mais la répétition de ce geste, des dizaines de fois pendant l’heure. Devant les progrès de sa fille, mon père décida un jour que les leçons dureraient deux heures au lieu d’une, il était tellement content de l’enseignement du professeur !
Mon calvaire dura quatre longues années. Un jour, le professeur de piano déménagea à l’autre bout du pays, et j’en fus débarrassée. Mais le mal était fait, je n’étais plus insouciante, j’avais toujours peur de mal faire. La pression était terrible, la voix du professeur de piano résonnait dans ma tête, la migraine me prenait.
Le lendemain du repas chez Mes grands-parents, j’ai dû passer une visite médicale. J’ai réussi à rester les bras couverts. Le jour J, je porte donc un tee-shirt à manches longues. L’infirmière scolaire me fait lire des lettres sur un panneau situé au fond de la pièce. Je suis bien incapable de lire quoi que ce soit, je réussis seulement à citer les derniers signes de la liste.
« Tu n’as pas amené tes lunettes Jeanne ? »
« Je n’en porte pas Madame ».
« C’est étonnant parce que tu es très myope. Je vais faire une lettre pour tes parents. Tu as déjà passé des visites médicales ? On ne t’a jamais rien dit ? »
«Non ».
Je n’ose pas dire que j’ai toujours appris les listes de lettres par cœur de peur de me faire disputer. Aujourd’hui, je n’ai pas pu le faire, je n’ai pas pu me rapprocher suffisamment du panneau.
« Et bien tu vas porter des lunettes ma belle ! Tu vas voir ça va te changer la vie ! »
Mon père est consterné :
« Ma fille avec des lunettes ! C’est impossible ! L’infirmière a dû se tromper, nous allons consulter un spécialiste. »
L’ophtalmologiste confirme le diagnostique, je suis belle et bien myope. Ma mère me console en sortant du cabinet.
« Ne t’inquiète pas, tu n’auras pas de « culs de bouteille » comme ta cousine Lise, ça va aller. » elle me tapote l’épaule, mais je vois bien que c’est elle qui se fait du souci. Nous passons une bonne heure à choisir la monture la moins laide. Mes bésicles me font une drôle de tête. Maman n’ose pas me regarder, elle est catastrophée.
Quel changement en effet! Enfin je peux voir les notes sur les partitions, enfin je vois les obstacles quand mon cheval s’approche au galop ! Je découvre le monde qui m’entoure, les aiguilles de la pendule, les feuilles sur les arbres.
Jamais plus je ne regarderai plus mes pieds pour éviter de me casser la figure. Je marche la tête haute !
Je suis tellement heureuse que j’annonce triomphante à mes parents :
« Papa, maman, je ne voyais rien, c’est pour ça que le professeur de piano me criait dessus et me battait !! »
Mes parents tombent des nues.
« Ton professeur de piano te battait ? »
En voyant la tête de mes parents, je me dis que j’ai peut-être parlé trop vite.
« Oui, enfin quand je ne voyais pas les notes ».
Je suis entrée en courant et ça m’a donné chaud, toute excitée par la grande nouvelle, je ne me suis pas rendue compte qu’une de mes manches est relevée. Ma mère aperçoit les marques rouges sur mes bras.
« Mon Dieu, qui t’a fait ça ? Le professeur de piano ? Il est revenu ? »
Je m’effondre devant mes parents. J’explique que je me scarifie depuis un an déjà . Je pleure, je m’excuse, je tremble.
Mes parents sont effondrés. Le choix des montures paraît un bien petit problème comparé au cataclysme qui vient de se produire.Qu’ont-ils fait de travers ? Pourquoi est-ce que je ne me suis pas confiée à eux ?
Dans la famille modèle rien ne sera plus comme avant. Marie et Pierre se sont rendu compte qu’ils avaient négligé leur fille, eux qui pensaient être les parents parfaits d’enfants parfaits. Le grand axe qu’ils suivaient a été scié par un professeur de musique. Je suis allée voir un pédopsychiatre pendant plusieurs années, une thérapie familiale a été nécessaire. Qu’est-ce qui avait conduit mes parents a vouloir être aussi irréprochables, pourquoi la pression qu’ils exerçaient sur moi était-elle aussi forte ? Comment ne se sont-ils pas rendu compte du comportement sadique du professeur de piano ? Heureusement, maintenant nous allons tous pouvoir mordre la vie à pleines dents. Ce n’était qu’un accident de la vie finalement.