Le juste prix
Je marchai au milieu des décombres fumants d’une ville au passé sulfureux, le symbole de la décadence et de l’argent roi. Nous avions brulé le futur de nos enfants, dépensé les économies de nos parents et parié sur des valeurs en papier. De nos excès, notre manque d’humilité devant Dame Nature, notre envie de dépasser Dieu le Père, il ne restait rien. Nous n’avions pas été capables de laisser de vagues traces, que des débris informes et une fumée grisâtre.
Je ne pensai pas m’en tirer mieux que les autres, condamnés à l’exil éternel, mais je tentai quand même ma chance, au cas où. Perdu dans mes sombres pensées, j’entendis une voix, partout et nulle part.
— Tu sais qu’il faut payer le juste prix, Caturix !
Cette voix, je la reconnus entre toutes, elle avait toujours habité mon cerveau, depuis mon premier mensonge. Je n’avais jamais réussi à mettre un visage dessus, malgré les nombreuses légendes autour des esprits malins, les films de série Z ou les blagues du samedi soir. Pour moi, ce n’était ni une entité diabolique, ni le côté obscur de ma conscience et encore moins la manifestation symbolique d’un quelconque désordre mental. Je l’appelais TOI, en l’absence d’un nom plus adéquat.
— Je le sais, TOI. C’était inéluctable. Je ne pouvais éternellement vivre à crédit.
— As-tu les moyens de payer ?
— Non, évidemment, sinon je ne serais pas moi.
— Comment comptes-tu t’acquitter de ta dette, alors ?
— Ce n’est pas mon problème mais celui de mes créanciers.
Cet argument, imparable, m’avait servi de religion dès mes débuts de détrousseur patenté. J’avais plumé des naïfs, vendu des vessies sous couvert de lanternes, promis des rentabilités insensées à des capitalistes de campagne, sans sourciller un instant sous une prétendue morale. L’homme était un loup pour l’homme, le chien mangeait le chien, le monde n’était pas juste et je n’étais pas né pour le rendre meilleur. Quitte à survivre, autant le faire bien.
Seulement, à force de courir contre les évidences, de fabriquer des faux-semblants, j’avais fini dans le mur, celui de la réalité. Comme mes pairs, les princes de la pyramide de Ponzi, j’avais vidé le monde de sa valeur, érigé des principes contre nature et dressé les fils contre leurs pères, prostitué les filles et perverti les mères, au nom du vénéré dollar. TOI m’avait patiemment observé, louant mes manœuvres audacieuses à la bourse des matières premières, applaudissant mes campagnes de presse en faveur des fonds de pension, admirant ma facilité à dépenser aussi vite que j’avais amassé.
— Tu n’as plus de créanciers maintenant, Caturix. L’argent n’existe plus. Les gens se battent dorénavant pour une miette de pain ou une goutte d’eau.
— Nous sommes quittes, alors, eux et moi.
— Tu es le cadet de leur souci. A part te manger, je ne vois pas ce qu’ils feraient de toi.
— Pourquoi me parles-tu de payer, dans ce cas ?
— Parce que tes choix, les bons et les mauvais, ont des conséquences. Tu dois les assumer.
— C’est ça que tu appelles ma dette ?
— Oui. Je te parle dans un langage familier à tes oreilles. Évoquer des valeurs altruistes, essayer de réveiller ta conscience, jouer sur la corde sensible, ce serait du temps perdu. En plus, entre nous, ce n’est pas ma tasse de thé.
J’arrêtai de marcher. TOI, mon compagnon de toujours, s’exprimait tel le Sphinx, à quelques minutes de minuit et de la fin du monde, comme si j’avais le temps de résoudre des énigmes, de braver des charades, de casser des rébus.
— Si nous cessions de tordre du neurone, de tortiller du derrière, je t’en serais gré, mon cher TOI. Ne le prends pas mal, mais les hiéroglyphes te vont mal.
— Je te parle de mort, de ce que les autres décrivent comme un repos éternel, Caturix.
— C’est ça le prix à payer ? Pour un scoop, tu as fait dans l’éventé ! On ne pratique pas la roulette russe comme je l’ai fait sans en connaitre les risques. Je suis encore vivant, non ?
— Non, Caturix, tu es mort. Avec ton monde.
Mon cerveau hoqueta. Mes jambes se dérobèrent sous mon poids. Je me retrouvai à terre sans comprendre ce qui m’arrivait. TOI m’avait pointé du doigt ce que je soupçonnais depuis des kilomètres de marche inutile.
— Je crois que tu commences à saisir, Caturix, pérora TOI.
— Pour une surprise, c’en est une mauvaise.
— Pourquoi mauvaise ? Tu as fait le tour des plaisirs, de la luxure et de la richesse matérielle. Tu devrais être content de terminer ainsi, de ne pas vivre dans la pauvreté, la souffrance, le pain quotidien des pauvres et des laborieux. Est-ce assez clair ou encore un idéogramme abscons à tes yeux ?
— Ne te vexe pas pour si peu, TOI, parce que je t’ai comparé à un vieil Égyptien.
— Je veux juste m’assurer que tu me comprends bien.
— Message reçu cinq sur cinq, TOI. Je ne savais pas que j’étais mort. Mets-toi à ma place dix secondes, c’est quand même une sacrée nouvelle. On n’est pas en train de parler de quand j’ai perdu ma première dent de lait ou de mon dépucelage. Je suis mort, hors-jeu, sorti du réel. Avoue que ça calme !
— Je ne sais pas vraiment, Caturix, vu que je suis immortel.
Sur le moment, TOI m’apparut dans sa vérité primordiale. Si j’étais mort et qu’il me parlait encore, alors il était probablement immortel, une qualité inutile dans mon univers basé sur les taux d’intérêt et l’appat du gain supplémentaire. En un sens, je ne l’enviai pas de ne pas comprendre pourquoi apprendre ma mort me choquait à ce point.
Une fois la révélation digérée, ma curiosité reprit le dessus. Je voulais en savoir plus, qualifier mes chances dans cette nouvelle dimension appelée MORT, me placer au rang des vainqueurs et non sur un pauvre strapontin.
— Bon, j’ai payé le prix, je suis mort. Na ! On ne va pas en faire tout un plat. Le tout, c’est de connaître les règles en vigueur chez les morts.
— Tu n’as rien compris, Caturix, une fois de plus.
— Il n’y a pas de règle, ici ?
— Tu n’as pas payé le juste prix.
TOI ne m’avait jamais gratifié d’un tel humour froid. Devant ce contrepied, j’éclatai d’un rire franc et massif, au risque de passer pour un fou dès mes débuts au royaume des morts.
— Qu’est-ce qui te fait rire, Caturix ? J’ai dit une bêtise ?
— Pire que la mort, je ne vois pas. Et pourtant, en termes de décadence, j’en connais un rayon. J’en ai vu des nantis, des fils à papa pleins aux as, devenir sans domicile fixe du jour au lendemain, mendier dans la rue, pointer à la soupe populaire, terminer en bas de la rubrique des faits divers dans le journal local.
— Sans t’en apercevoir, tu es dans le sujet, Caturix.
— On arrête de jouer au Sphinx, TOI !
— Il ya pire que la mort. Tu l’as décrit dans ton exemple précédent.
— La déchéance ?
— Réfléchis, Caturix !
TOI commençait à sérieusement m’énerver avec sa philosophie existentielle habillée d’idéogrammes. Malheureusement, pour le pratiquer depuis des années, je savais qu’il ne lâcherait pas le morceau facilement. C’était son truc, à TOI, jouer avec les nerfs des autres, les pousser à bout jusqu'à ce qu’ils accouchent d’une vérité ultime. Il se prenait pour Dieu le Père ou l’un de ses instituteurs.
Je n’avais donc pas le choix. Mes neurones zombies entamèrent la danse de la réflexion, telle une gigue pathétique pour un pauvre gars déclaré décédé cinq minutes auparavant.
— Franchement, TOI, tomber aussi bas qu’un de mes anciens clients milliardaires, condamné à jouer avec des savonnettes dans une prison fédérale ou abonné aux sermons fatigués des bonnes sœurs de Brooklyn, me parait bien pire que la mort.
— Tu préférerais mettre fin à tes jours plutôt que de vivre ça ?
— Sans hésiter.
— Finalement, la mort te va bien, malgré tout.
— Dans un sens, oui.
— Tu n’as pas à affronter le regard de tes anciens clients, les reproches des autres.
— Je m’en tape de leur avis. Ils avaient le choix.
— Toi aussi, Caturix.
— Amen !
Jamais je n’aurais imaginé TOI aussi susceptible. Parce que je me dérobai à son jeu des énigmes, il décida de me terminer, au sens figuré. De mort, je devins vivant, pauvre et noyé dans la masse informe des ignorants. Mon nouvel univers ressemblait à la planète des singes, à ses débuts, où chacun se battait pour la moindre banane, où le faible tentait de ne pas trop souffrir sous les assauts des forts. Mon expertise en psychologie humaine, en sciences économiques et en argumentation fallacieuse ne me servait désormais plus vraiment. De puissant dominant, je passais à esclave soumis. Le juste prix à payer, selon ma voix intérieure.