(il serait quand même bien que je réponde au défi que j’ai proposé…)
Le beau Nobo
Depuis plus d’une décennie, on le surnommait le beau Nobo en un mélange subtil d’ironie et de sincère admiration. Ce surnom s’était trouvé tout seul lorsque Norbert avait épousé en juste noce mademoiselle Borizian, la fille du patron et qu’il s’était définitivement et irrémédiablement embourgeoisé. Ça et la carrure de rugbyman du bonhomme – sorte de Gorille d’amour – et l’on se demandait, lorsque l'on entendait le sobriquet pour la première fois, pourquoi on y avait pas pensé soi-même.
Le beau Nobo était donc passé, en une décennie à peine, des chaines de l’usine jusqu’au sommet de la chaine alimentaire. En anthropoïde supérieurement évolué, il lui avait fallu – afin de survivre en milieu hostile – observer les habitudes de cette jungle équatorienne avec la persévérance d’une Dian Fossey, histoire d’en saisir les mécanismes souterrains.
Il n’avait pas été long à comprendre que monsieur Borizian père, grand mâle à la crinière argentée, était le dominant de toute la meute. Parfois, il gonflait son thorax ou montrait les dents. A ces moments là , il fallait surtout prendre une attitude soumise et implorante. Le King-Kong des affaires était alors on ne peut plus satisfait.
Las ! Comme tous les mâles qui prennent de l’âge, monsieur Borizian donnait parfois des signes de faiblesse. Son sens du négoce n’était plus aussi aiguisé, son instinct de tueur n’était plus le même… Il avait bien tenté d’initier aux affaires son sagouin de fils, malheureusement ce ouistiti paresseux et bordélique n’avait l’étoffe de rien. Le beau Nobo avait d’ailleurs fort cruellement affublé l’avorton du petit nom de « Tare-Zian », en hommage aux multiples tares du jeune homme.
Dans la famille des grands singes, il y avait également madame Borizian mère : celle-ci, insignifiante et négligeable créature, ne se distinguait que par sa face simiesque de chimpanzé famélique– résultat d’une intervention de rhinoplastie ratée et de ses nombreuses suites de chirurgies réparatrices qui n’avaient pas arrangé grand-chose à l’affaire… A part vider périodiquement le compte bancaire et payer les commerçants du coin en monnaie de singe, madame Borizian était aussi inconsistante que son parfum préféré « Thierry Remugle des savanes ».
Enfin et non des moindres : il y avait Capucine. Capucine Borizian devenue madame Beau Nobo par le miracle de l’amour : une femme, une vraie, à la fois animale et spirituelle qui sentait bon les phéromones et c’est le privilège des femmes sophistiquées que de se faire tour à tour primate ou primadonna.
Tout le reste – hormis peut-être le comptable, vieux singe à lunettes à qui l’on n’apprend pas à faire la grimace – tout le reste qui gravitait autour n’était que babouins mal embouchés, orangs-outangs peu ragoutants, joyeux ou tristes drills et mandrills, rouages, machines-outils et mandrins sans intérêts…
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Au moindre prétexte, le beau Nobo revenait à l’usine au bras de sa belle et se pavanait dans son costume Armani en pied de nez à tous ces macaques insipides et gibbonnant qui trimaient à la chaine. Le beau Nobo se disait alors qu’il avait bien de la chance et – comme nombre d’humains que la chance frappe aléatoirement avec l’injustesse totale du grand dessin universel que notre cerveau reptilien et incapable d’entrevoir – le beau Nobo se disait finalement qu’il l’avait bien méritée, sa part de bonheur.