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De Montpellier
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Le 6 décembre 1942 naît Peter Handke à Griffen
en Carinthie, écrivain, auteur dramatique, scénariste, réalisateur et traducteur autrichien. Poète, essayiste, romancier, auteur de théâtre, cinéaste, Peter Handke est l'une des personnalités les plus en vue de la littérature autrichienne actuelle. Admirateur précoce de Beckett et du Nouveau Roman, il apparaît d'abord comme un homme d'avant-garde chez qui l'austérité, l'hermétisme et le goût de la provocation – il a été très marqué par les événements de 1968 – se combinent selon un équilibre original. Mais son évolution ultérieure semble remettre en cause cette image, au point qu'on a pu l'accuser d'être devenu le « chantre d'un idéalisme néo-romantique ou néo-classique ». Dans sa rébellion contre les images irréelles et convenues que les médias nous imposent, il se livre au contraire à une tentative méritoire pour réinventer l'authenticité d'une présence humaine au sein du monde « postmoderne » ; ce conflit avec l'image du monde diffusée par les médias prend aujourd'hui chez Handke une dimension de plus en plus politique.
En bref
Né le 6 décembre 1942 à Griffen, en Carinthie, d'une mère cuisinière qui, enceinte et délaissée par le père de l'enfant, employé de banque nazi, épouse en hâte un sous-officier allemand (Le Malheur indifférent), Handke a trop bien connu les épreuves de l'extrême pauvreté matérielle et morale pour ne pas ressentir au plus intime de lui-même l'abandon où sont réduits les opprimés. Il y a chez lui une fascination des vies misérables et étriquées, de la déréliction culturelle de ceux que le sort n'a pas favorisés. Pourtant, il se définit agressivement comme un « habitant de la tour d'ivoire », dans la mesure où la confusion entre littérature et action politique lui semble dérisoire. Non seulement l'agitation politique directe lui paraît dégrader l'écrivain, réduit à employer les méthodes de son adversaire réactionnaire, mais sa nature même la désamorce automatiquement : « La littérature transforme tout ce qui est réel, y compris l'engagement, en style. Elle rend tous les mots inutilisables et les corrompt plus ou moins. » C'est seulement en exerçant en toute rigueur son activité d'écrivain que l'auteur peut influencer la société qui l'entoure, car « les questions formelles sont en fait des questions morales ». Aussi se montre-t-il très dur pour Brecht, tout en reconnaissant sa dette envers lui : « Il n'a jamais troublé les gens qui ne l'étaient pas, il a simplement fait passer quelques heures agréables à un immense public. » Comparé à Faulkner ou à Beckett, Brecht est pour lui un auteur de seconde zone. D'où la sévérité des jugements portés naguère sur Handke en Allemagne de l'Est, où le dictionnaire Meyer le présentait ainsi : « L'influence exercée par Handke qui pousse jusqu'à l'absurde les expériences structuralistes sur le langage et refuse tout engagement social montre bien l'impuissance culturelle de l'impérialisme et fait apparaître Handke lui-même comme un représentant de la manipulation des consciences dans le capitalisme d'aujourd'hui. » Bien que la notion d'écriture engagée lui reste tout à fait étrangère, il semble toutefois que cette réserve politique s'affaiblisse chez Handke ; la mauvaise conscience suscitée par le passé nazi domine un texte comme Le Chinois de la douleur. Vivant à cette époque en Autriche, Handke ressent comme son compatriote Thomas Bernhard un grand malaise devant les relents de nazisme qu'il perçoit dans son propre pays. Le héros, Andreas Loser, spécialiste de recherche archéologique sur les « seuils », est déstabilisé par la découverte de sa propre violence alors qu'il s'en prend à un inconnu. Cette violence le mènera à entrer dans le « peuple des malfaiteurs » lorsqu'il commettra un meurtre pour éliminer « l'Empêcheur », qui barbouillait des croix gammées sur les chemins du Mönchsberg, sorte d'incarnation du Mal en soi devant laquelle l'indifférence est inacceptable. À l'occasion du drame yougoslave, Handke va même prendre à contre-pied certains de ses anciens admirateurs. Dans Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, La Morava et la Drina, il exprime sa méfiance envers les intellectuels qui tranchent de tout sans avoir rien vérifié, envers « les hordes des agités à distance, lesquels confondent leur métier qui est d'écrire avec celui d'un juge et même avec le rôle d'un démagogue ». Il voit dans les réactions dominantes à l'Ouest une nouvelle illustration du danger des images qui se substituent à la complexité du rapport au réel : « Que sait celui-là à qui on donne à voir au lieu de la chose rien que l'image de celle-ci ou qui ne reçoit qu'un abrégé d'image comme dans les informations télévisées ou, comme dans le monde de la connexion, qu'un abrégé d'abrégé ? » Contre cela, il va mener sur place sa propre enquête, non pour en retirer des révélations politiques fracassantes, mais pour y constater la dignité du peuple serbe. En contraste avec la simplicité directe de ce témoignage, le bref ouvrage de 2003 consacré aux procès intentés aux Serbes, Autour du Grand Tribunal, laisse une impression confuse et peu convaincante. Cette sympathie pour la Serbie suscitera le scandale lorsqu'il assistera le 18 mars 2006 aux funérailles de Slobodan Miloševiæ et déclarera : « Le monde, le soi-disant monde sait tout sur la Yougoslavie, la Serbie.[...] Le soi-disant monde connaît la vérité. C'est pour ça que le soi-disant monde est absent aujourd'hui, et pas seulement aujourd'hui, et pas seulement ici.[...] Moi, je ne connais pas la vérité. Mais je regarde. J'écoute. Je ressens. Je me souviens. Je questionne. C'est pour ça que je suis aujourd'hui présent. » Les réactions sont vives : à Düsseldorf, le jury du prix Heinrich-Heine l'avait choisi pour lauréat, mais la municipalité s'y oppose ; Handke renonce au prix de lui-même, mais il contre-attaque, déplorant que la morale soit « devenue dans cette guerre un autre mot pour dire l'arbitraire ». En France, Marcel Bozonnet, administrateur général de la Comédie-Française, provoque de nombreux remous en annulant la programmation de la pièce de Handke, Voyage au pays sonore, ou l'Art de la question, initialement prévue en 2007.
Sa vie
Peter Handke est le fils d'une cuisinière d'origine slovène et d'un soldat allemand, employé de banque dans le civil, stationné en Carinthie1. Peu avant sa naissance elle épouse un soldat allemand, conducteur de tram dans le civil. Le jeune Peter vit avec sa mère à Berlin-Est avant de retourner à Griffen. L'alcoolisme grandissant de son beau-père Bruno Handke, et l'étroitesse des conditions de vie sociale dans cette petite ville isolée le conduisent plus tard à se révolter continuellement contre les habitudes et les restrictions de la vie. En 1954, il entre en internat au lycée catholique et humaniste de Tanzenberg. Il se plonge dans la lecture de classiques et est impressionné, à 15 ans, par Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos qui l'abreuve du sang noir du catholicisme. Dans le journal de l'internat, Fackel La Torche, il publie ses premiers textes. En 1959, il entre à l'internat de Klagenfurt et y obtient en 1961 la Matura, diplôme qui sanctionne en Autriche la fin des études secondaires. Il entame alors des études de droit à Graz. Après ses premiers succès littéraires, il rejoint le groupe Forum Stadtpark der Grazer Gruppe et abandonne ses études en 1965, pour se consacrer entièrement à l'écriture, après que l'éditeur Suhrkamp a accepté son manuscrit Die Hornissen Les Frelons. À ses débuts, Peter Handke rejette les modèles dominants de la littérature et se lance dans une révolte langagière et narrative sous l'influence de l'absurde et du Nouveau Roman2. Il est également marqué par ses lectures de Franz Kafka, Samuel Beckett et William Faulkner qui l'amènent à réfuter avec violence le réalisme et à prôner une écriture expérimentale. Il se revendique également du Wiener Gruppe dont il partage les valeurs et les techniques stylistiques. Cette influence transparaît dans ses romans (Le Colporteur, L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty, ses pièces de théâtre Gaspard, La Chevauchée sur le lac de Constance et sa poésie, située entre rêve et évocation de la banalité quotidienne L'Intérieur de l'extérieur de l'intérieur, Poème bleu. La thématique de ses textes se centre sur l'angoisse procurée par la société contemporaine, l'incommunicabilité et l'errance de l'être dans le monde comme dans le langage. L'auteur se montre soucieux de maîtriser ses effets et manifeste une grande retenue, mêlant un style inventif à des images marquantes4. Son travail sur la langue se situe volontairement du côté de la culture moderne littéraire et philosophique autrichienne qui analyse le langage et le met à distance (Karl Kraus, Ludwig Wittgenstein, Fritz Mauthner). L'auteur déclare : « La littérature, c'est le langage devenu langage; la langue qui s'incarne. J'écris avec la respiration, pour découvrir le sacré, celui de la vie. Je crois être un romantique décidé, qui rend grâce à la mémoire. En 1966, il réussit une intervention spectaculaire lors de la rencontre du Groupe 47 à Princeton, où il présente sa pièce provocante et avant-gardiste Publikumsbeschimpfung (Outrage au public). Lors de la réception du prix Gerhart Hauptmann en 1967, il exprime sa colère et sa tristesse au sujet de l'acquittement d'un policier qui causa le décès d'un étudiant. Handke est largement marqué par les événements de mai 1968. Il est le cofondateur de « l'édition de Francfort des auteurs » en 1969 et membre de l'assemblée des auteurs de Graz de 1973 à 1977. Il reçoit le prix Büchner en 1973. Dans Der kurze Brief zum langen Abschied (La Courte Lettre), il évoque l'échec de son mariage à travers l'histoire d'un Autrichien qui erre dans toute l'Europe et les États-Unis à la recherche de son épouse. Il part un temps s'installer en région parisienne avant de revenir en Autriche. Ultérieurement, il revient vivre en France. Passionné de cinéma, Handke entame une collaboration avec Wim Wenders. En 1978 sort son film en tant que réalisateur, La Femme gauchère. Dans les années 1980, il évolue vers une production littéraire plus conventionnelle, ce qui lui vaut des critiques de la part de l'intelligenstia qui lui reproche d'être le « chantre d'un idéalisme néo-romantique ou néo-classique »5,1. Il voyage alors en Alaska, au Japon et en Yougoslavie. Ces récits de voyage Eine winterliche Reise zu den Flüssen Donau, Save, Morawa und Drina oder Gerechtigkeit für Serbien Voyage hivernal vers le Danube, parus en 1996, où il présente les Serbes comme victimes de la guerre civile, soulèvent de violentes controverses qui perdurent encore jusqu'à ce jour. Yves Laplace analyse notamment la « déroute » de Peter Handke à ce sujet dans son ouvrage Considérations salutaires sur le massacre de Srebrenica. En 1999, Handke condamne les bombardements de l'OTAN sur la République serbe1. En 2005, l'ex-président Slobodan Milošević, accusé de génocide et de crime contre l'humanité par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de La Haye, cite Peter Handke comme témoin pour sa défense. Même si Handke refuse de répondre à cette demande, il écrit un essai s'intitulant Die Tablas von Daimiel (Les Tables de Daimiel qui porte comme sous-titre Ein Umwegzeugenbericht zum Prozeß gegen Slobodan Milošević Un rapport testimonial détourné pour le procès contre Slobodan Milošević. Peter Handke a vécu à Graz, Düsseldorf, Berlin, Paris, Kronberg in Taunus, aux États-Unis 1978-79, à Salzbourg 1979-88 et, depuis 1991, à Chaville près de Paris6 ; il retourne parfois à Salzbourg. Il a traduit en allemand des œuvres d'Emmanuel Bove, René Char, Francis Ponge et Patrick Modiano1. Outre-Rhin, il a également contribué à faire connaître l'un des premiers romans de Julien Green. En 2012, il publie une nouvelle pièce : Les Beaux Jours d’Aranjuez : un dialogue d'été, écrite directement en français. En 2014, le Prix Ibsen lui a été décerné en récompense de son « œuvre hors pair, dans sa beauté formelle et sa réflexion brillante». Il a deux filles, Amina Handke, qui a étudié la peinture et les médias, et Léocadie.
Controverse relative aux funérailles de Milošević
Ses écrits ont déclenché la polémique lorsqu'il est intervenu en faveur de la Serbie. Le 18 mars 2006, à l'occasion des funérailles de Slobodan Milošević auxquelles il assiste, il déclare : « Le monde, le soi-disant monde sait tout sur la Yougoslavie, la Serbie. Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Slobodan Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité. C'est pour ça que le soi-disant monde est absent aujourd'hui, et pas seulement aujourd'hui, et pas seulement ici. Le soi-disant monde n'est pas le monde. Moi, je ne connais pas la vérité. Mais je regarde. J'écoute. Je ressens. Je me souviens. Je questionne. C'est pour ça que je suis aujourd'hui présent, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milosevic. ». Cette intervention entraîne l'annulation par l'administrateur général de la Comédie-Française, Marcel Bozonnet, des représentations de sa pièce Voyage au pays sonore ou l'art de la question prévues pour 2007. Peter Handke bénéficie du soutien du monde de la culture qui, dans son ensemble, considère cet acte comme une censure injustifiée. Une pétition contre la censure de son œuvre circule et rassemble Emir Kusturica, Patrick Modiano, Paul Nizon, Bulle Ogier, Luc Bondy ou encore sa compatriote Elfriede Jelinek, lauréate du prix Nobel de littérature en 2004. La même année, une polémique éclate à Düsseldorf où le prestigieux prix Heinrich Heine est décerné à Handke. Mais le conseil de la ville refuse de lui remettre la récompense, spécialement dotée de 50 000 euros pour célébrer le 150e anniversaire de la mort du poète. De même, deux jurés du prix démissionnent pour protester contre ce choix. Afin de ne pas faire enfler la polémique, Peter Handke renonce finalement à la distinction. Il décline également l'offre des comédiens Rolf Becker et Käthe Reichel de lui offrir un prix Heine alternatif de la ville de Berlin, dotée d'une somme équivalente et déclare que cela le « renforcerait dans le statut de paria et de coupable ; celui d'avoir commis le crime de penser différemment et d'avoir un autre point de vue sur l'histoire de la Yougoslavie. ».
Condamnation du Nouvel Observateur
Le 4 décembre 2007, la 17e chambre civile du TGI de Paris a jugé l'hebdomadaire coupable de diffamation envers Peter Handke pour un article publié le 6 avril 2006, sous la signature de Ruth Valentini, sous le titre « Handke à Pozarevac », dans la rubrique Sifflets, article auquel est reproché par le tribunal l'allégation selon laquelle, par sa présence aux obsèques de Slobodan Milošević, Peter Handke aurait pu « approuver le massacre de Srebrenica et d'autres crimes dits de purification ethnique », le tribunal ayant rejeté l'excuse de la bonne foi11. Le journal et son directeur de la publication devront payer un euro de dommages et intérêts ainsi que 2 500 € au titre de frais de justice.
Phases révolutionnaires
Une de ses premières œuvres, intitulée significativement Outrage au public, déclenche un beau scandale lors de sa représentation à Francfort, à Experimenta 1. Durant la session de 1966, à Princeton, du Groupe 47, qui exerce alors une tutelle un peu lourde sur les lettres allemandes, il fait un éclat en attaquant violemment l'esthétique descriptive, le « nouveau réalisme » prôné par la majorité des participants. Pourtant les récompenses officielles ne lui font pas défaut : lauréat du prix Büchner en 1973, il avait déjà reçu le prix Gerhart-Hauptmann en 1967. Lors de l'attribution de celui-ci, refusant le jeu convenu des réponses académiques, Handke prononce un discours antilittéraire où il exprime exclusivement sa « tristesse et sa colère, sa colère et sa tristesse », à propos de l'acquittement récent d'un policier responsable de la mort d'un étudiant. Après ces débuts fracassants, sans abandonner ses recherches et ses ambiguïtés, son art est allé vers davantage de dépouillement et de simplicité. Dès 1972, Handke affirmait le caractère non agressif d'Outrage au public (dont il avait volontairement arrêté les représentations en plein succès), et retrouvait le goût de raconter des histoires, à arrière-plan souvent autobiographique, où des êtres à la fois quotidiens et énigmatiques vivaient au jour le jour le malaise d'exister. Depuis lors, cette dimension autobiographique s'est affirmée de manière de plus en plus ouverte ; dans une œuvre importante plus tardive, Mon Année dans la baie de Personne 1994, la personnalité du narrateur, Georg Keuschnig, semble bien proche de la sienne, et l'on n'est pas loin d'une sorte de journal au jour le jour où sont interpolés, à la façon des Mille et Une Nuits, de brefs récits anecdotiques regroupés sous le titre « L'Histoire de mes amis ».
[size=SIZE]Grandeur et insuffisance du langage [/size] Méfiant envers les « rituels théoriques et la critique de la culture, Handke n'en a pas moins consacré une large part de son activité à la réflexion sur la vie des formes et la puissance du mot. Influencé par la théorie du langage de Wittgenstein, il n'a pas suffisamment foi en une existence factuelle du monde pour pouvoir l'abstraire de la médiation de la parole par laquelle il nous interpelle. À la limite, il n'y a pas pour lui de monde, mais seulement une parole du monde, elle-même décevante et trompeuse : « Au lieu de faire comme si on pouvait regarder à travers la langue comme à travers une vitre, c'est la langue elle-même, dans sa perfidie, qu'il faudrait percer à jour » ; d'où, dans ses premiers textes, ces rêves éveillés articulés sur la langue, ces images qui n'arrivent pas à se dépêtrer des expressions stéréotypées (Histoires du demi-sommeil), ces phrases qui s'engluent dans leur propre syntaxe sans parvenir à se formuler (Modèle pour un rêve), ou encore ces affirmations qui, aussitôt énoncées, sont démenties par une image filmique (L'Angoisse du gardien de but). La langue reste pourtant le seul recours de l'homme dans son désarroi : « La littérature a été longtemps pour moi le moyen, sinon de voir clair en moi-même, du moins d'y voir un peu plus clair. [...] Certes, j'étais déjà parvenu à la conscience avant de m'occuper de littérature, mais c'est seulement la littérature qui m'a montré que cette conscience de soi n'était pas un cas isolé, un „cas“, une maladie. » Et puisqu'il en est ainsi, toute œuvre véritable nous apporte une nouvelle appréhension de ce qui nous entoure, constate Handke, nous livrant du même coup une liste de ses admirations : « Kleist, Flaubert, Dostoïevski, Kafka, Faulkner, Robbe-Grillet ont modifié ma conscience du monde. » Il faudrait y ajouter les écrivains, en majorité français, qu'il a choisi de traduire en allemand : Bove, Char, Modiano, Ponge, et son traducteur G. A. Goldschmidt. Mais c'est peut-être à travers la vision des peintres qu'il retrouvera sa confiance en une possibilité de dire le monde. La Leçon de la Sainte-Victoire l'aide à trouver son lieu dans la « maison des couleurs » et suscite son espoir en une forme d'écriture qui permette de voir les choses selon un rapport d'appartenance et non plus d'irréalisation médiatique.
Le monde inhabité
Au-delà de toute visée politique, l'œuvre de Handke est surtout un réquisitoire contre la condition humaine. Axée sur des thèmes apparemment rebattus – la solitude, l'incommunicabilité, l'absence de tout recours transcendant, un érotisme triste où l'homme a rapport à son corps comme à une machine étrangère –, elle les renouvelle par une extraordinaire intensité de la vision, où à force de froideur et de distance l'émotion jaillit et submerge tout. Le mystère de la banalité s'instaure au détour d'une phrase, d'une réplique, d'un plan. Des êtres absents, murés dans le silence et l'incompréhension d'eux-mêmes – souvent des femmes, dont Handke aborde les problèmes avec une particulière tendresse –, finissent par se révéler dans leurs gestes, leurs refus, leurs dérobades mêmes. Handke pratique avec une suprême maîtrise l'art de l'understatement, fidèle à son principe esthétique selon lequel toute œuvre doit rendre « consciente une nouvelle possibilité du réel encore inconsciente, une nouvelle possibilité de voir, de parler, de penser, d'exister ». Errant lui-même et déraciné (La Courte Lettre reflète les difficultés d'un mariage dont il a eu une petite fille, Amina ; il a résidé longuement à Chaville, dans la région parisienne qu'il a ensuite momentanément quittée pour l'Autriche avant de revenir s'y installer), il est, comme son ami Wim Wenders, avec lequel il a travaillé dans plusieurs films, le maître des errances et des longues séquences descriptives qu'il envisage non comme l'expression d'un « nouveau réalisme », mais comme le « moyen nécessaire pour parvenir à la réflexion ». Il était naturel que cette qualité exceptionnelle du regard entraînât un jour ce cinéphile passionné sur les voies de la mise en scène, révélant, avec La Femme gauchère, un souci de recherches plastiques et une préciosité esthétisante qui étonnent un peu, par contraste avec la sobriété de ses écrits. Handke, qui tournera seul L'Absence en 1993, avait déjà collaboré comme scénariste avec plusieurs cinéastes, dont Benoît Jacquot pour l'adaptation du roman de Henry James Les Ailes de la colombe, en 1981. Mais c'est dans sa collaboration avec Wim Wenders qu'il atteint ses plus grandes réussites. Après L'Angoisse du gardien de but (1972) et Faux Mouvement (1975), Les Ailes du désir (1987) constituent un point d'équilibre où la présence de Wenders semble tonifier l'univers de Handke en renforçant sa dimension historique, tout en ménageant leur place à l'humour et au rêve ; l'image, ici, comme ailleurs le mot, s'applique à suggérer le secret des êtres avec une complicité retenue. Cette intensité du regard qui s'oppose au déferlement postmoderne des images retrouve toutefois dans l'écriture du dernier Handke son lieu le plus propre. Si le rapport à autrui reste toujours problématique, sauf peut-être lorsqu'il concerne les enfants, la vérité de la présence du narrateur au monde s'affirme avec de plus en plus de force, grâce à la confiance retrouvée dans les pouvoirs du langage. Les images de Mon Année dans la baie de Personne ou celles des relations d'errances, jusqu'à La Perte de l'image ou par la Sierra de Gredos atteignent souvent à une puissance épiphanique, au sens joycien du terme. En dehors de toute réaction partisane, il reste permis d'apprécier la rigueur et la persévérance avec lesquelles Handke poursuit, non sans une nuance d'ascétisme, une œuvre d'écrivain qui s'interdit la moindre concession aux modes du jour. Julien Hervier
[size=SIZE]Å’uvres[/size]
Les Frelons 1966 Bienvenue au conseil d'administration 1967 Le Colporteur 1967 Espaces intermédiaires 1969 L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty 1970 Le Vent et la Mer pièces radiophoniques 1970 La Courte Lettre pour un long adieu 1972, trad. Georges-Arthur Goldschmidt J'habite une tour d'ivoire 1972 Le Malheur indifférent 1972 L'Heure de la sensation vraie 1975, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Faux Mouvements 1975 La Femme gauchère 1976, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Le Poids du monde 1977, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Lent Retour 1979, trad. Georges-Arthur Goldschmidt La Leçon de la Sainte-Victoire 1980, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Histoire d'enfant 1981, trad. Georges-Arthur Goldschmidt L'Histoire du crayon, carnet 1982, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Le Chinois de la douleur 1983 Le Recommencement 1986 L'Absence 1987, trad. Georges-Arthur Goldschmidt L'Après-midi d'un écrivain 1987, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Poème à la durée 1987, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Essai sur la fatigue 1989 Encore une fois pour Thucydide 1990, trad. Georges-Arthur Goldschmidt Essai sur le juke-box 1990 Essai sur la journée réussie 1991 Mon année dans la baie de personne 1994 Quelques notes sur le travail de Jan Voss 1995 Un voyage hivernal vers le Danube 1996 Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille 1997, trad. Georges-Arthur Goldschmidt La Perte de l'image ou par la Sierra de Gredos 2002 Milos Sobaïc, avec Dimitri Analis essai sur le peintre yougoslave 2002 Don Juan 2004 À ma fenêtre le matin, Paris, Verdier 2006 Kali 2006, trad. Georges-Arthur Goldschmidt La Nuit morave 2008, trad. Olivier Le Lay Coucous de Velika Hova 2011, trad. Marie-Claude Van Lendeghem Hier en chemin : Carnets, novembre 1987-juillet 1990 2011, trad. Olivier Le Lay Les Beaux Jours d'Aranjuez - un dialogue d'été 2012 Toujours la tempête 2012, trad. Olivier Le Lay Une année dite au sortir de la nuit 2012, trad. Anne Weber Essai sur le Lieu Tranquille 2012, 2014 en français, trad. Olivier Le Lay
Théâtre
Outrage au public 1966 Introspection 1966 Prédiction 1966 Appel au secours 1967 Gaspard 1967 Le pupille veut être tuteur 1969 Quodlibet 1970 La Chevauchée sur le lac de Constance 1971 Les Gens déraisonnables sont en voie de disparition 1974 Par les villages 1981, Über die Dörfer Voyage au pays sonore ou l'Art de la question 1989 L'Heure où nous ne savions rien l'un de l'autre 1992 Préparatifs d'immortalité 1997 Souterrain-Blues 2013 Les Beaux Jours d’Aranjuez : un dialogue d'été 2012
Filmographie
1969 : Publikumsbeschimpfung, de Claus Peymann (TV) (scénario) 1969 : Drei Amerikanische LP's, de Wim Wenders (TV) (scénario) 1971 : Chronik der laufenden Ereignisse, de Peter Handke (TV) 1972 : L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty, de Wim Wenders (scénario et roman) 1975 : Faux Mouvement (Falsche Bewegung) de Wim Wenders (scénario) 1978 : La Femme gauchère (Die Linkshändige Frau), de Peter Handke (scénario et roman) 1981 : Les Ailes de la colombe, réalisé par Benoît Jacquot d'après le roman éponyme de Henry James (scénario) 1987 : Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin), de Wim Wenders (scénario - coauteur du synopsis) 1993 : L'Absence, de Peter Handke 1998 : La Cité des anges (City of Angels), de Brad Silberling (scénario)
Posté le : 05/12/2015 15:50
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