Tu quoque mi fili
Tout commença quand mon supérieur hiérarchique, un nouveau venu bardé de diplômes et fils d’amiral, me convoqua dans son grand bureau.
— Wilkinson, vous êtes bien catholique ?
— C’est ce que raconte ma mère. Je n’ai aucun souvenir de la noyade.
— Vous parlez l’italien ?
— Je l’ai appris avec Monica Belluci.
— Vous déchiffrez le latin ?
— Tu quoque mi fili.
— Vous êtes l’homme qu’il nous faut, Wilkinson !
Rupert Mac Guffin, mon petit chef à plumes, se leva alors et me serra mollement la pince, avec le charisme du robot 6PO.
— Qu’est ce que j’ai gagné, directeur Mac Guffin ?
— Le droit d’accompagner notre nouveau président.
— Au Vatican ?
— On ne peut rien vous cacher, Wilkinson !
Sans connaître le contexte géopolitique de l’époque, tout ceci pourrait sembler innocent, une promenade de santé pour un agent aguerri. Comme je suis beau joueur, je vous livre un cours accéléré en stratégie américaine. D’abord, il est indispensable de bien cerner le personnage en poste à La Maison Blanche. Elu par des Américains un tantinet fatigués des promesses démocrates, Richard Wilson représentait le parfait compromis entre une droite sectaire mais bourrée de fric, et une gauche molle mais pleine de bons sentiments. Richard le parfait gendre, avec son dentier plaqué toc et sa coupe dans le vent, tenait du croisement génétique, un subtil mélange de Ronald Reagan, sans son chapeau et ses colts, et de Jimmy Carter, sans la perruque et les chemises ringardes. Résultat des courses : le nouveau maître du monde libre devait composer entre les fans du Colt 45 et les adeptes du calumet de la paix. Tout un programme, même pour un politicien professionnel.
Jusque-là , rien de nouveau sous le soleil de Washington, me soufflerait ma relectrice préférée. Presque, à un bémol près : les Etats-Unis n’étaient plus la première puissance économique au monde, même en tenant compte des variations saisonnières. La Chine venait de remporter la médaille d’or, au nez et à la barbe de l’Oncle Sam, dans une compétition où Tokyo et Berlin s’étripaient pour le bronze, tandis que Paris et Londres se crêpaient le chignon au pied du podium. La tendance, annoncée par des générations d’économistes entre deux crises financières et une guerre du Golfe, s’était confirmée après le départ du basketteur démocrate, quand Richard l’évaporé avait confondu le déficit budgétaire et le produit intérieur brut, navigant à la dette, sur une économie démontée.
Pour cette raison, l’Amérique s’était inventée une proximité avec le Vieux Continent, avait tenté de se rapprocher des gouvernants européens, hier fustigés pour leur laxisme migratoire, devenus de véritables alliés de circonstance en face du péril jaune. Richard le souriant avait multiplié les rencontres au sommet, de Buckingham à l’Elysée, vanté les mérites du bretzel et l’héritage commun, celui du Mayflower et de la Bible. Echaudés par des années d’impérialisme yankee, les dirigeants de la Communauté Européenne avaient alors désigné un médiateur, en la personne du Pape François. Depuis, Richard le vertueux s’était découvert une passion pour l’Eglise catholique, un goût pour les vieilles pierres et le vin de messe.
Son voyage secret à Rome, au cœur de la cité papale, devint la mission de l’année, le cauchemar des agences fédérales en trois lettres. Voici pourquoi, moi, Robert Wilkinson, agent de renseignement des services secrets américains, légende des coups fourrés et de la manipulation de masse, je me retrouvai embarqué dans une histoire à dormir debout, à jouer au baby-sitter avec un président perdu loin de son Maryland natal.
Je me souviens de mon dernier briefing avant d’emprunter Air Force One. Richard le conquérant de l’inutile avait réuni ses conseillers et quelques membres du gouvernement. Son éminence grise, un habitué de la diplomatie européenne, nous avait rappelé les fondamentaux à respecter en Italie, les valeurs catholiques et la hiérarchie ecclésiastique. Nous étions fin prêts, du moins sur le papier, malgré mes réticences sur le sujet. D’ailleurs, j’avais été rappelé à l’ordre, en privé, par le Secrétaire d’Etat Orwell, suite à l’une de mes remarques, jugée négative.
— Qu’est-ce que vous avez, Wilkinson, à voir des problèmes là où il n’y en a pas ?
— Nous ne sommes pas dans les meilleures dispositions pour réussir ce challenge, monsieur.
— Pourquoi ça ? Nous avons sélectionné les plus aptes, essentiellement des catholiques, éduqués dans nos meilleures écoles, parlant plusieurs langues, expérimentés dans la négociation avec les Européens.
— Ce n’est pas le sujet.
— Comment ça ?
— Le casting est presque parfait, certes.
— Mais il ne vous suffit pas. Suis-je dans le vrai ?
— Quelque chose me chiffonne mais je ne saurais dire quoi.
Je me revois dans la salle du concile, deux jours après cette pénible discussion. Richard le magnifique avait passé les épreuves religieuses, bien récité sa leçon, en versets et en psaumes, baragouiné son latin de fortune, souri aux objectifs et donné des gages tangibles sur la volonté américaine de jouer collectif avec le reste du monde occidental. La dernière ligne droite s’annonçait facile, conclue par un dîner entre les pontes de Washington et les autorités vaticanes.
En tant que vilain petit canard déclaré, je me retrouvai rapidement à l’écart, grâce aux intrigues de mon nouvel ami, le Secrétaire d’Etat Orwell. « La sécurité sera dorénavant assurée par de vrais patriotes, pas des couilles molles de votre genre » me lança le diplomate en chef, avant de me montrer la porte. Pendant que les grands s’empiffraient au frais du contribuable, je jouai aux cartes avec des gardes suisses, Pietro et Sergio.
— Pourquoi es-tu consigné, Robert ?
— J’ai ouvert ma bouche au mauvais moment, Pietro.
— Je connais ça, répondit Pietro ? N’est-ce pas, Sergio ?
— La mauvaise foi et l’incompétence ne sont pas des exclusivités américaines.
— Je te rejoins pour la mauvaise foi, répliqua Sergio. Par contre, côté incompétence, vous êtes quand même sacrément forts, de vraies références en la matière.
— Tu veux parler du Onze Septembre ?
Mes deux camarades de belote se mirent à rire comme des loutres. J’écarquillai les yeux, tentant de pénétrer les méandres de leur humour. Pietro me regarda à son tour puis rit de plus belle.
— Tu n’as rien vu, apparemment, lâcha-t-il entre deux hoquets.
— Qu’est-ce que je suis censé avoir loupé ?
— Nous ne nous appelons pas Pietro et Sergio.
— Et qu’est-ce que je dois en déduire ? Je m’en fous comme de l’an quarante, si vous vous prénommez Alberto, Mattéo ou même Jacinta.
— Par contre, que penses-tu de Piotr et Serguei ?
— Je dirais que vous auriez pu apporter de la vodka, au lieu de cette imbuvable eau gazeuse.
Piotr arrêta de rire un instant, aussitôt imité par Serguei. Les deux Russes se demandèrent si je bluffais, si j’étais trop cool ou tout bonnement inconscient. Je me posai la même question, surpris de mon sang-froid en face de deux agents du FSB déguisés en gardes suisses. Serguei me tendit la main.
— Robert, je t’aime bien. Peux-tu me donner ton artillerie, sans tenter de jouer les héros ?
— Je sais perdre avec élégance, dis-je en m’exécutant.
— Je n’en attendais pas moins du légendaire Magic Bob.
— La question que je me pose est simple : qu’est-ce que vous foutez ici, en plein sommet secret ?
Serguei et Piotr me dévisagèrent, l’air fou, puis repartirent dans une crise de franche rigolade, à la limite de l’hystérie. Ce spectacle me désola mais je décidai d’en savoir plus.
— J’ai dit une connerie, c’est ça ?
— Je veux, mon neveu, répondit Piotr en parodiant un ancien président américain, le célèbre fils à papa texan, le roi de la gaffe en direct.
— Je n’y crois pas, s’exclama Serguei. Tu penses vraiment avoir rencontré le Pape François ?
— Oui, je l’avoue. Mes collègues de l’Agence ont tout vérifié, normalement.
— Eh bien, ils se sont fait enfumer, vite fait bien fait, m’affirme Pietro.
— Par qui ?
— Par tout le monde, à commencer par le MI6, le BRD et le FSB, avec une aide précieuse des services secrets italiens et français.
— Pourquoi ?
— Pour montrer au reste de la planète à quel point vous êtes des cons, vous les rois de la paranoïa collective, les princes de l’écoute clandestine, les maitres du renseignement. Malgré vos milliards de dollars consacrés à l’espionnage sous toutes ces formes, en dépit de votre technologie supposée supérieure, vous ne savez pas faire la différence entre le leader de la communauté catholique et un vieil acteur espagnol sur le retour. N’importe quel abruti aurait remarqué la supercherie, surtout votre président qui a passé toute la journée à lécher les bottes du prétendu souverain pontife.
La suite, vous l’avez vécue en quatre par trois sur les écrans géants des capitales européennes. La télévision italienne diffusa la nouvelle dans tous les pays, en une trentaine de langues, au grand plaisir de sept milliards de téléspectateurs, ravis de voir Richard le gogo cirer les chaussures d’un théâtral imposteur. Le vrai Pape François lui-même en rit, étonné d’une telle méprise alors qu’il se trouvait au même moment en retraite spirituelle dans les Dolomites. La politique intérieure américaine s’en ressentit durablement : Richard Wilson devint la risée des médias, inspira une nouvelle marionnette au Muppets Show et décida de se retirer des affaires publiques. Les relations extérieures avec les autres pays se transformèrent en long chemin de croix. Le vice-président, devenu calife à la place de Richard le bigleux, adopta la stratégie du roseau devant des Européens hilares, des Russes consternés et des Chinois impassibles. Le reste du monde continua à rire pendant une dizaine d’années puis tout rentra dans l’ordre.