Maison Rouge
A lire en écoutant Red House de Jimi Hendrix.Louis quitta la table de poker. Il était lessivé, vidé, dans le rouge. Jamais Elsa ne lui pardonnerait une telle faillite dans les comptes familiaux. Il décida de prendre conseil auprès de son usurier favori, un vieux Chinois appelé Ming-Li-Fu.
— Monsieur Fu, j’ai tout perdu aux cartes.
— Définissez tout, monsieur Six-Fers.
— Ma montre, mes bijoux, ma maison. Même l’entreprise de ma femme est hypothéquée. C’est la catastrophe intégrale. Elsa va me casser la tête à coups de gourdin.
— Madame Temps comprendra si vous lui présentez un plan d’actions réaliste pour recouvrir vos actifs.
— Vous êtes décidément trop optimiste, monsieur Fu. Jamais Elsa n’acceptera mes propositions une fois qu’elle saura qui m’a roulé dans la farine.
— C’est à ce point grave ?
Louis regarda Ming-Li-Fu comme s’il était un étranger débarqué de Sirius. « Pourquoi me comprendrait-il, ce vieux bouddhiste nourri au zen et à la formule elliptique ? » s’afficha en quatre part trois dans le cerveau épuisé du désormais ruiné Louis Six-Fers. En effet, dans la famille de Louis, et encore plus dans celle de la bourrue Elsa, il était impossible de perdre contre les autres, les habillés de blanc, les rois de la génuflexion, des gars assez fous pour habiter dans les nuages et écouter de la lyre jouée par des puceaux à ailes blanches.
Il ne restait qu’un moyen : faire pression sur ses créanciers et les forcer à effacer sa dette. Louis abandonna donc la compagnie lénifiante de Ming-Li-Fu et se dirigea vers son estaminet préféré. Derrière le zinc, toujours aussi bedonnant, se tenait le tenancier, un vieux de la vieille plus connu sous le doux sobriquet de « L’Idiot Nysos » à cause d’une stupide histoire d’adultère entre son père et une bourgeoise d’En-Bas.
Nysos salua Louis et l’invita à poser son derrière sur un strapontin. Louis s’exécuta de bonne grâce, jugeant qu’un petit remontant s’imposait avant de lancer la phase de réflexion stratégique.
— Qu’est-ce que je te sers, Louis ?
— Du H2SO4 bien dosé. Pas le dilué imbuvable de la dernière fois.
— Tes désirs sont des ordres !
Pendant que le barman concoctait son breuvage favori, Louis scruta les environs. Il vit un troupeau de barbus à cheveux longs, du genre voyageurs au long cours, en train d’empiler les chopines et de rire grassement à des blagues de palourdes. De l’autre côté de la salle, Louis remarqua un couple en pleine querelle. Madame, au look de matrone endimanchée, malmenait un grand échalas mal fagoté. Curieux de nature, pas coincé pour un sou, Louis se risqua à aborder le sujet auprès de l’ineffable Nysos.
— Qui c’est, ces deux là ?
— Des nouveaux clients. Madame Cottyto tient une ferme. Monsieur Gebeleizis travaille dans l’éclairage public.
— Ils sont mariés ?
— Monsieur Gebeleizis aimerait bien mais Madame Cottyto le trouve trop tarte, un tantinet fonctionnaire. Elle joue avec, à ses heures perdues.
— Elle est plutôt bien carrossée, la fermière.
— Tu m’étonnes ! En plus, son affaire rapporte un maximum. C’est un excellent parti.
— C’est quoi sa spécialité ?
— Les âmes perdues. Elle régente des centaines de jardiniers, le plus souvent des explorateurs perdus sur ses terres lors d’une mission lointaine.
— Les gars acceptent de passer au jardinage ?
— Ils n’ont pas le choix. La mère Cottyto les soumet illico, au fouet si besoin est.
L’œil de Louis brilla. Cottyto lui plaisait, déjà par son physique de dominante mais aussi par ses pratiques a priori sadiques. Il se leva et partit en direction du couple.
— Bonjour, commença-t-il. Moi c’est Louis. Je vous offre une tournée.
— En quel honneur ? On ne se connait pas, me semble-t-il, aboya Gebeleizis.
— Certes non, mais c’est une tradition ici. Les anciens saluent les nouveaux, surtout quand ils ont d’aussi beaux yeux que Madame.
— Un joli cœur dans ce bar, persifla Cottyto. Il ne manquait plus que ça. C’est ma journée. Ne te préoccupe pas de Gebeleizis, mon chou, il est du genre jaloux avant même d’avoir été fiancé. Pour moi, ce sera une triple pinte de H2SO4. Commande un nuage de H3O+ pour mon amoureux transi. Il a besoin de reprendre le sens des réalités.
— C’est parti, déclara Louis en levant le bras vers le zinc.
Cottyto lâcha un sourire géant. Louis estima à la hausse ses chances de la mettre dans son lit. Il ne lui restait plus qu’à évincer Gebeleizis. Une idée farfelue germa dans son crâne.
— Je m’appelle Louis Six-Fers. Je tiens la boite d’import-export « La Maison Rouge ».
— Moi, c’est Cottyto. Je cultive les âmes perdues. Des noires, des blanches, des roses, des vides, tout est bon dans mes cultures. Tu importes et exportes quoi dans ta Maison Rouge ?
— Tout ce qui s’achète et se vend.
— Tu fais dans les âmes perdues ?
— Je pourrais.
— Pourquoi le conditionnel ?
Louis sentit l’ouverture. Cottyto semblait branchée business d’abord et galipettes ensuite. Mélanger l’utile et l’agréable, ni vu ni connu, plaisait toujours au gourmand Louis.
— Parce qu’ici, dans cet univers, il existe des empêcheurs de commercer en rond. Ces gars ont écrit un livre et émis des commandements qui ont force de loi. Selon leurs principes, tout crispés, il est interdit de vendre et d’acheter des âmes, même perdues.
— Sans blague. Comment peut-on nier à ce point l’esprit d’entreprise ?
— Je ne sais pas. Ces gars écoutent de la lyre, récitent des vers et croient au partage.
— Des fous dangereux ! Contourne-les !
— Ce n’est pas possible. Je leur suis redevable.
— Comment ça, redevable ?
— J’ai une dette envers eux, un vieux deal datant presque du Big Bang. Au moindre faux pas, ils me mettent en faillite. Je ne peux pas leur échapper.
— A combien s’élève ta dette ?
— Trop !
— Si je te la rachète, pourras-tu écouler mes âmes perdues, au-delà des frontières et des dimensions ?
L’intérêt de Cottyto se précisait. Louis jugea l’opportunité raisonnable mais il décida de frapper un grand coup, de se débarrasser pour toujours de ses créanciers.
— Ils ne sont pas à ce point idiots. Quand ils sauront que tu cultives des âmes perdues, ils verront l’embrouille et ne te vendront pas ma dette. On sera revenu au constat initial.
— Qui est ?
— Nous devons foutre le bordel dans leurs certitudes, trouver des moyens de pression et les pousser à lâcher l’affaire.
— Facile à dire ! Tu as des idées ?
— Peut-être !
— Accouche !
— Pour cela, j’ai besoin de Gebeleizis.
Et voilà comment Louis Six-Fers, un joueur de poker patenté, convertit sa dette de jeu en obligations. Gebeleizis accepta de l’aider, histoire de plaire à Cottyto, et se mit en ordre de marche. Il déclencha des épidémies sur la Terre, un domaine protégé par les fondus des nuages, fomenta un complot contre le fils de leur chef et le fit crucifier par des brutes cruelles. Le vieux barbu, roi des jeux de hasard et des cartes biseautées, soupçonna Louis de ne pas être innocent aux déboires de ses bipèdes adorés. Il tenta alors une médiation, par le biais de Nysos.
— Tu es mauvais perdant, Louis.
— De quoi Tu parles ?
— Ne joue pas les vierges effarouchées, Louis. Je sais reconnaitre une fourberie quand j’en vois une. C’est carrément ton style de t’en prendre à mes ouailles, de me renvoyer mon fils en petits morceaux, le tout par sbires interposés.
— Admettons ! Que proposes-tu ?
— J’efface ta dette, ça te va ?
— C’est tout ?
— C’est déjà pas mal, Louis. Profite de ta main tant qu’elle est favorable. Je n’en ai pas encore parlé à Elsa. Souhaites-tu vraiment quelle sache que la Maison Rouge m’appartient désormais ?
— Ce n’est qu’une hypothèque, Tu le sais.
— Elsa ne comprend rien aux subtilités du droit foncier.
Louis fit affaire avec le vieux barbu, négocia les tarifs avec Cottyto et lança une nouvelle affaire commerciale autour des âmes perdues, un business profitable pour qui savait en créer les conditions. Gebeleizis obtint pour sa part dix pour cent des résultats financiers, à condition de travailler en sous-main pour Louis. La Terre connut deux millénaires de guerres et devint le troisième pourvoyeur de Cottyto. Le vieux barbu ne put jamais prouver l’implication de Louis. Fatigué, écœuré, il abandonna son domaine protégé et partit dans une autre dimension, loin des bipèdes, des démons et autres divinités mercantiles.