Merle Noir
Barbara Canette quitta les bureaux du Ministère de la Culture, son employeur officiel, aux alentours de seize heures trente ce vendredi soir. Elle avait préparé son week-end : ses deux filles, des petits bouchons d’énergie déguisés en poupées blondes, avaient droit à trois jours avec leur père, un ventripotent restaurateur parisien dont elle s’était séparée après quelques années d’un mariage stupide concédé pour pleins de mauvaises raisons. Son nouvel amoureux, un auteur de science-fiction rock’n roll, la faisait bien plus vibrer que son ex-mari, avec son humour décalé, sa mauvaise foi congénitale et ses trop grands pieds. Néanmoins, pour changer, et aussi parce que la Nation lui avait demandé, Barbara s’était également débarrassée, de manière temporaire et diplomatique, de son écrivain préféré, son champion des histoires déjantées où des extra-terrestres punks colonisaient des planètes hippies au grand dam de la civilisation humaine. Pour en arriver là , Barbara avait déployé des trésors d’ingéniosité, usé d’une fourberie sans limites et terminé par un sourire à damner un saint. Sur le papier, elle assistait à une réunion au sommet entre autorités européennes traitant de sujets hautement culturels allant de la puissance cognitive du grec ancien à l’influence de la Mésopotamie sur l’œuvre de Pline le Jeune, le tout avec de vieux barbons usés et de célibataires à lunettes, quelque part en Belgique, dans la ville de Jambes. Son amoureux, pourtant lui-même spécialiste du concerto pour pipeau et orchestre, avait avalé la couleuvre sans protester un instant.
Barbara Canette travaillait en réalité pour les services de renseignement français. Recrutée dès la fin de ses études à la prestigieuse École Nationale d’Administration, elle avait troquée une carrière programmée de haut fonctionnaire pour une vie dédiée à la sauvegarde de l’art hexagonal, dans un monde globalisé où les grandes puissances ne s’affrontaient plus sur des champs de batailles mais dans des salles de ventes, où les civilisations montraient leur force sur la base d’une domination culturelle et non militaire. A ce titre, elle avait été entrainée à distinguer le chef d’œuvre graphique de l’escroquerie picturale, à repérer les futurs artistes de génie noyés dans une société de consommation portée aux nues par des nations soucieuses de préserver leur position dominante.
Sa mission du moment portait le nom de code « Merle Noir ». Son agent de liaison, un quinquagénaire aux allures de professeur des écoles, lui en avait tracé les grandes lignes lors d’une conversation a priori anodine, sous l’excuse d’un déjeuner entre une spécialiste de la peinture française du dix-neuvième siècle, sa couverture actuelle, et un potentiel vendeur de tableaux impressionnistes.
— Barbara, je n’irai pas par quatre chemins, avait commencé Tiburce Dugommeau. La France a besoin de vous, une fois n’est pas coutume. Le Ministre a fortement apprécié votre dernière réussite, quand vous avez démantelé un réseau de trafiquants russes.
— Je n’allais quand même pas laisser ces bougnats de Saint Pétersbourg nous fourguer de faux Kandinsky, peints par des faussaires roumains et certifiés conformes par des experts hongrois. Il y a des limites à la naïveté, même à Levallois-Perret.
— Vous avez quand même résisté aux pressions politiques, aux menaces non voilées des nombreux intermédiaires et à la bêtise sidérale des élus locaux. En plus, vous n’avez pas explosé le budget de votre mission, contrairement à votre prédécesseur, muté depuis en Terre Adélie.
— C’est ça de confier ce genre de travail à des passionnées et non à de vulgaires pondeurs de rapports en trois exemplaires.
— Le Ministre a reçu votre message cinq sur cinq. Il a particulièrement aimé votre stratagème ultime, celui de payer des Kandinsky de pacotille avec de vieux faux billets fabriqués par un gang africain.
A l’occasion de cette précédente mission, Barbara Canette avait mesuré la force de persuasion de Tiburce Dugommeau, un officier supérieur rompu aux manœuvres de la guerre froide, quand l’Union Soviétique vendait au cinéma français des vessies déguisées en lanternes, transformait des agents du K.G.B en cinéastes dissidents pour porter un message ubuesque à de jeunes réalisateurs perdus par la fin d’une Nouvelle Vague fatiguée et jaloux d’une production américaine aux moyens flamboyants. Tiburce Dugommeau avait accompli le tour de force de muter l’ineptie d’un directeur de cabinet en ersatz de courage, quand il avait fallu expliquer pourquoi des fausses toiles de maître avaient été payées en roupie de sansonnet à des escrocs venus de l’ancienne Leningrad. Cerise sur le gâteau, Barbara Canette avait revendu les croutes, acquises pour un prix de papier, à un milliardaire saoudien connu Outre-Atlantique pour ses amitiés yéménites. Résultat des courses : le réseau maffieux russe faisait désormais rire tout l’underground du marché de l’art avec son opération de tartuffe, et le barbu plein aux as jouait au Crésus oriental devant une C.I.A effarée par autant de bêtise. « La France a gagné avec brio et intelligence ! » avait alors déclaré le chef politicien à Tiburce Dugommeau, au son de la Marseillaise.
Barbara Canette arrêta la séquence souvenirs. Ses ordres étaient clairs : elle devait qualifier une nouvelle source, un indicateur spécialisé dans l’art tribal, celui des colonies d’antan quand la France paradait du haut de son empire. Cet expert, le surnommé « Merle Noir », avait donné des gages de bonne foi auprès des services de renseignements français mais demandait désormais beaucoup pour changer de braquet et devenir le fournisseur exclusif de Paris. Comme d’habitude, deux camps s’affrontaient dans les sphères autorisées : d’un côté, les politiques, alléchés par les premiers résultats de « Merle Noir », souhaitaient signer un chèque en blanc et battre sur le fil les rivaux américains, anglais ou chinois, tandis que leurs opposants se comptaient parmi les militaires, échaudés par des années de pratique des coups tordus avec les dirigeants du Tiers-Monde. Un seul homme pouvait arbitrer : le Président de la République. Sa réponse avait été simple, quand les frileux avaient énuméré les risques, rappelé les arnaques du genre avions renifleurs et conclu au faible intérêt de collaborer avec un nouveau venu, pour de banales histoires de statuettes en bois précieux. « Faute de grives, on mange des merles » avait alors déclamé le petit gros à tête de fromage, devant des généraux étoilés et des chefs à plumes de la planète barbouze. Devant une telle évidence érigée en ordre régalien, la hiérarchie avait ouvert les parapluies et lancé les manœuvres visant à couvrir ses arrières. Dernier maillon de la chaîne, Tiburce Dugommeau avait hérité d’un objectif prioritaire décliné en trois exemplaires, au son du bombardon et des slogans patriotiques.
« Barbara, vous êtes la seule capable de me sortir de ce merdier » avait-il confié à son meilleur agent. Bientôt à la retraite, Tiburce Dugommeau ne voulait pas finir sa longue carrière sur une note négative, et encore moins se retrouver à toucher le revenu minimal d’insertion en guise de mesure punitive de hauts fonctionnaires rancuniers. Le reste de la discussion entre Barbara Canette et Tiburce Dugommeau s’était ensuite cantonnée aux détails pratiques, aux précautions d’usage pour les moyens à employer et au rappel de l’indispensable discrétion absolue.
Barbara Canette se dirigea à l’aérodrome où l’attendait un jet privé, affrété spécialement pour elle. Sa destination, fixée par « Merle Noir », consistait en un palace de Zürich, à une distance raisonnable des meilleures banques du cru. Elle avait deux jours pour évaluer la valeur des informations et du réseau de la source et fixer un prix acceptable par tous en cas de collaboration effective. Bien entendu, si « Merle Noir » ne faisait pas l’affaire, s’avérait plus gourmand que prévu ou montrait des signes de duplicité, Barbara avait le champ libre sur la suite à donner à sa candidature. L’essentiel, c’était de ne pas laisser de traces, quitte à s’affranchir de quelques contraintes morales souvent encombrantes dans le monde de l’espionnage. Barbara connaissait les règles. Elle s’en accordait généralement sans sourciller, préférant ce métier à celui de conservatrice d’un musée de province ou de sous-préfète de la Creuse, des occupations certainement passionnantes mais peu conformes à son tempérament de femme d’action un tantinet dirigiste.
Arrivée dans la ville suisse, Barbara Canette utilisa la voiture mise à disposition par son agence de voyages pour se rendre au bord du lac, en plein cœur de la cité, dans le fameux Hôtel Baur au Lac. Une fois à la réception, elle remplit les formalités d’usage puis prit possession de sa suite. Cinq minutes plus tard, elle reçut un appel par la ligne interne.
— Madame Barbara Canette, un certain monsieur Merle Noir vous invite à déjeuner au restaurant Rive Gauche. Une de nos assistantes va vous apporter une tenue de soirée choisie par votre hôte. Vous êtes attendue à vingt-et-une heures trente précises.
— Bien. Je me tiens prête.
Barbara Canette raccrocha le combiné. En peu de mots, elle avait cerné le problème et mesuré l’ampleur de la tache. « Merle Noir » avait certainement des oreilles dans les services de renseignement français et il tenait à le faire savoir. Pour cette raison et aussi par envie de s’amuser un peu avec elle, il avait utilisé son nom de code pour se créer une identité. Nul doute qu’il en savait beaucoup sur Barbara, au point de le montrer par le biais de cette invitation. « Un homme qui connait les goûts vestimentaires d’une dame du monde ne peut pas être complètement mauvais » disait souvent la grand-mère de Barbara, une femme pragmatique mais sensible aux bonnes manières et aux attentions délicates. Sur ce point, Barbara ne partageait pas forcément l’avis de son aïeule. Dans son esprit, « Merle Noir » devenait un danger potentiel, un manipulateur capable de tout, justement parce qu’il montrait sa force et se permettait d’en jouer subtilement.
A l’horaire indiqué par la réceptionniste, Barbara Canette se présenta au comptoir du restaurant Rive Gauche, un haut lieu de la gastronomie zurichoise situé en plein cœur de plus beau palace de la ville. L’hôtesse d’accueil, une splendide jeune femme asiatique, l’accompagna à une table ronde proche des larges fenêtres donnant sur le lac.
— Désirez-vous boire quelque chose en attendant monsieur Merle Noir ?
— Je pensais le voir ici.
— Il nous a prévenus de son retard et s’en excuse auprès de vous.
— Que sont devenues les traditions, quand les hommes bien élevés arrivaient les premiers, apportaient des fleurs magnifiques et sabraient le magnum de Champagne ?
— Elles ont suivi le progrès technique, le règne de l’Internet tout puissant et des SMS en guise d’échanges épistolaires.
— Je ferai avec. Vous pouvez m’apporter une coupe de votre meilleur Champagne. Je boirai pour oublier que ce n’est pas ce soir que je rencontrerai le prince charmant de mes rêves d’enfant.
Barbara Canette sourit à cette dernière réplique. Elle avait l’habitude des supposés gentlemen, des hommes pleins d’argent qui croyaient que leur aisance économique remplaçait les bonnes manières grâce au caviar et aux suites royales dans les palaces du monde entier. Monsieur Merle Noir, comme l’appelait l’hôtesse d’accueil, ne dérogeait pas à cette règle édictée depuis la nuit des temps quand le premier chef de tribu, assis sur son trône, toisait d’un air supérieur ses sujets et leur lançait les miettes de son repas. L’invention de la politesse n’avait rien changé à l’affaire. Les nantis considéraient toujours les autres comme de la piétaille, ne s’embarrassaient pas de chichis s’il n’y avait pas d’intérêt immédiat à respecter les convenances, et voyaient l’univers uniquement à travers leur petite personne.
Le quart d’heure technique se transforma en soixante minutes d’attente. Barbara Canette en profita pour lire les derniers rapports sur le cas « Merle Noir », se connecta aux différentes bases de données gouvernementales et révisa ses classiques en matière d’art primitif, tout ça par la magie du smartphone et de l’informatique miniaturisée. Elle n’apprit rien de nouveau mais décontracta ses petites cellules grises à la lecture de mémos forts bien rédigés sur son sujet d’attention.
Une voix de stentor la sortit de ses passionnantes lectures.
— Je suis désolé de ce retard, madame Canette. Permettez-moi de me présenter : je suis monsieur Merle Noir, lui dit un grand homme brun, la quarantaine empâtée, à la chevelure lustrée et au regard fier de lui.
— J’ai survécu, c’est l’essentiel, répondit Barbara d’un ton froid.
— Je ne sais pas comment me faire pardonner. Désirez-vous boire un verre ?
— Merci, j’ai déjà donné avec le Champagne maison. Je vais continuer à l’eau claire. Vous pouvez commander une coupe pour vous, je ne m’offusquerai pas.
— Je vous sens un peu contrariée. Je me trompe ?
— Soyons professionnels, monsieur Merle Noir ! Que vous arriviez en retard d’une heure avec une dame, c’est dommage pour moi, certes, mais ne constitue en rien le sujet principal de notre rencontre me semble-t-il. Je ne vais pas vous évaluer sur la base de votre ponctualité. Rentrons dans le vif du sujet !
Barbara Canette regarda Merle Noir droit dans les yeux. Elle avait saisi l’occasion de le secouer un peu, histoire de voir comment il allait se comporter. Merle Noir avait probablement pensé que l'État Français lui aurait envoyé une fonctionnaire à grosses lunettes, une première de la classe aux trous de nez écartés et au discours technocratique, surtout s’il avait réussi à rentrer dans les fichiers administratifs concoctés par le service du personnel. Barbara sourit intérieurement en pensant à son dossier, à sa belle photo de studieuse experte en arts, un montage destiné à tromper les curieux et à parfaire son curriculum-vitae d’une dernière touche picturale. Visiblement, son stratagème réussissait une fois de plus ; Merle Noir ne savait pas sur quel pied danser en face d’une superbe et sculpturale femme blonde, habillée comme un mannequin de la maison Chanel.
Barbara Canette classa Merle Noir dans la catégorie des séducteurs compulsifs, le genre de mâles qui ne regardaient pas les moches et considéraient les beautés comme des pièces de choix dans une collection de papillons nocturnes. « Le genre qui veut plaire à toutes les femmes parce que Maman l’ignorait pendant son enfance » avait coutume de dire sa grand-mère quand elle en croisait un. Barbara n’avait donc qu’à tirer sur le fil, jouer du registre de la froideur et laisser le Casanova du dimanche se vautrer dans sa toile.
— Avez-vous vues mes collections, celles présentées à votre ministère ?
— Non, je suis venue en touriste, juste dans le but de boire des coupes de Champagne dans un palace zurichois avec le premier impoli rencontré.
— Vous êtes encore vexée, avouez-le Madame Canette !
— Pas vraiment. Je ne supporte tout simplement pas les mauvaises manières. Arriver à un rendez-vous avec une heure de retard en fait partie. Que voulez-vous, on ne refait pas son éducation !
— Combien de fois devrais-je vous dire que je suis désolé ?
— Une fois suffit, rassurez-vous. Passons aux choses sérieuses. J’ai bien étudié votre offre et je trouve vos exigences démesurées, au point de vue financier.
— A combien estimez-vous la valeur de ce que je propose ?
— Disons vingt fois moins. Et encore, je suis généreuse.
Merle Noir perdit son sourire à la James Bond. Son visage fit paraître, pendant une fraction de secondes, la mine du petit garçon pris sur le fait la main dans le pot de confiture. Barbara Canette décida d’enfoncer le clou. Elle leva la main à l’attention de la serveuse, commanda une bouteille d’eau minérale gazeuse et posa des questions sur la provenance des fruits de mer. Merle Noir resta seul avec lui-même, ses pensées et sa déception. La belle femme assise en face de lui ne lui prêtait plus la moindre attention, préférant discuter avec une soubrette, discourir sur la fraicheur des huitres en été ou la migration des bulots en hiver, comme si c’était de la première importance. Cette Barbara Canette semblait coriace, en tout cas pas la proie facile décrite dans ses fiches, la spécialiste de l’art primitif, juste bonne à certifier conforme des statuettes maliennes après des heures d’analyses scientifiques loin du facteur humain et des relations sociales.
La pièce de théâtre dura cinq bonnes minutes. Barbara trouva assez de sujets pour occuper la serveuse et délaisser son convive. Merle Noir attendit sagement, n’essaya pas d’interrompre les deux femmes dans leur conversation puis saisit la fin des débats pour reprendre la parole.
— Vous êtes dure en affaires, madame Canette.
— Appelez-moi Barbara, ça fait moins coincé.
— Si vous le souhaitez, Barbara.
— Et vous, quel est votre prénom ou, devrais-je dire, comment dois-je vous appeler ? Parce que Merle Noir, avouez, c’est un tantinet théâtral.
— Je n’ai pas choisi ce nom.
— Je sais. Moi non plus. Ne cherchons pas à comprendre ce qui se passe dans la tête des fonctionnaires du ministère quand on leur demande un peu de créativité.
— Vous comprendrez aisément que je ne vous livre pas ma réelle identité. Pas encore. Pas tant que nous n’avons pas trouvé un terrain d’entente.
— Quel homme frileux ! Que croyez-vous ? Nous sommes en train de négocier un contrat somme toute classique, où vous êtes le fournisseur et la France le client. Il ne s’agit pas de haute technologie ou d’armement stratégique, alors décontractez-vous ! Personne ne va essayer de vous filer, d’attenter à votre vie ou je ne sais quel scénario abracadabrant.
— Barbara, vous êtes naïve. L’art et la culture sont au centre de la géopolitique d’aujourd’hui. Les agences de renseignement tuent pour cette raison.
— Vous allez me faire peur.
— Vous devriez !
— Coupons la poire en deux ! Je vais vous donner un prénom qui vous convient, à mon avis. Qu’en pensez-vous ?
Merle Noir parut encore désarçonné par l’attitude de Barbara Canette. Il donna son accord par un vague hochement de la tête.
— Parfait, mon cher Raymond, chanta Barbara. Je trouve que Raymond vous va bien. C’est assez classieux, un peu vieux jeu, pas très exotique. Partons sur ce prénom !
— Si tel est votre bon plaisir.
— Maintenant que les présentations sont faites dans les règles, revenons à nos moutons mon cher Raymond. Vous connaissez désormais mon avis sur le prix que je suis prête à payer pour bénéficier de vos services.
— C’est ridicule, Barbara. Vous le savez !
— Le chiffre initial l’était également.
— Les Américains, les Russes et les Chinois ne penseraient pas la même chose.
— Raymond, vous êtes en plein film. Personne, même pas les Suisses, ne paieraient autant pour si peu, surtout venant d’un petit cachotier de votre acabit.
— Pourtant, ils m’ont signifié leur intérêt. Mes prétentions ne les ont pas choqués.
— Tant mieux pour vous. Alors, dans ce cas, continuez avec eux et laissez Paris tranquille. Nous avons d’autres chats à fouetter. La brocante, le vide-grenier, ce n’est pas notre tasse de thé.
— Vous y allez un peu fort, Barbara !
— Que voulez-vous, Raymond, c’est mon principal défaut. Je ne sais pas habiller mes arguments de la belle hypocrisie diplomatique dont font preuve mes collègues du ministère. Quand je vois un chat pelé, je ne lui fais pas croire qu’il est un tigre, je l’envoie directement au refuge.
— Pourtant, vous savez bien que sous le caillou se cache parfois le diamant brut.
— Quitte à argumenter à coups de proverbes, autant passer directement à la mythique phrase où les merles remplacent les grives. C’est ce que doivent se dire Moscou, Pékin ou Washington. Malheureusement pour vous, Paris ne souscrit pas à cette vision mesquine de l’art. D’où votre surnom dans le dossier administratif concernant votre offre. De l’humour de technocrate.
Merle Noir se ferma définitivement. « Profitons au moins du dîner » proposa-t-il en guise de conclusion à la négociation. Barbara Canette accepta l’invitation et attaqua son entrée. Elle n’essaya même pas de lancer un semblant de conversation, laissant l’initiative à son hôte. Merle Noir tomba dans le second piège. Il brisa le silence par une remarque culturelle, quelque chose à propos de l’ère précolombienne et des Indiens Sud-Américains. Barbara rebondit en évoquant ses nombreux séjours au Chili et dans la Cordillère des Andes. Merle Noir continua à jouer au joli cœur et s’emballa aux premiers rayons de lumières venus du sourire éclatant de la somptueuse Barbara Canette. Au plat de résistance, le séducteur patenté reprit le dessus sur le négociateur malheureux. Merle Noir devint Raymond, un chasseur de gazelles équipé de son seul fusil en guise de cerveau. Il parada, fit la roue, commanda des vins hors de prix, expliqua à Barbara Canette pourquoi le Chardonnay et non le Merlot.
Barbara accompagna Raymond jusqu’à sa suite. Elle l’aida à ouvrir la porte, lui serra le bras pour lui indiquer le chemin vers la salle de bains puis le laissa tomber dans la baignoire. Barbara vérifia le pouls de Raymond, dégrafa le haut de sa chemise puis lui appuya sur la carotide. Raymond sombra rapidement dans le noir absolu.
Barbara Canette, officier des services de renseignement français, termina sa présentation devant un aréopage de chefs à plumes et d’autorités officielles. Elle regarda Tiburce Dugommeau, son agent de liaison, puis déclara ouverte la session de questions.
— Ce merle n’était donc pas une grive, lança un général quatre étoiles. A ce titre, vous nous avez évité bien des problèmes.
— Et surtout vous avez épargné le contribuable, ajouta un haut fonctionnaire. Ce n’est pas rien par les temps qui courent.
— Ma question, continua le général, sera directe et simple : pourquoi l’avoir éliminé ?
Barbara sourit à l’assemblée. Elle connaissait la réponse, évidemment. Dans un esprit purement militaire, il n’y avait pas besoin d’éliminer une menace finalement qualifiée d’inexistante ou de faible. Chez les espions de haut vol, les arnaqueurs du genre de Merle Noir constituaient une espèce négligeable, très répandue et heureusement inoffensive. Enfin, pour les technocrates et les politiques, l’élimination restait une option comme une autre, tant qu’elle ne pesait pas dans le budget national. Malheureusement pour Raymond, la politesse et le respect des femmes importaient beaucoup chez Barbara. Supporter les remarques sexistes déguisées en compliments, les regards de crapaud mort d’amour et le sourire plein de dents d’un petit garçon mal élevé devenu pseudo-mâle dominant, ne faisait pas partie des qualités premières de Barbara. Pour ces mauvaises raisons et aussi à cause d’une semaine fatigante, elle avait cédé à la facilité. Raymond n’avait pas souffert, déjà fortement imbibé d’alcool, quand le sang avait arrêté d’irriguer son cerveau. Il s’en était allé rejoindre la cohorte des victimes expiatoires de la guerre souterraine, quand des nations déclarées démocratiques utilisaient l’argent des administrés pour financer des opérations clandestines et des coups de Jarnac dénués d’envergure.
Barbara Canette, la Mata-Hari de l’espionnage culturel, répondit au général, invoquant le manque de grives et la perte des valeurs occidentales, habillant son argumentaire de clichés patriotiques au son d’un orchestre symphonique et d’un solo de pipeau. Les politiques écoutèrent poliment, sans lâcher leur smartphone des yeux, les militaires pensèrent au prochain défilé du Quatorze Juillet et les espions applaudirent des deux mains. Le marché de l’art ne subit aucune secousse économique, la sphère médiatique ne chercha pas à en savoir plus et la Chine n’accusa pas la Suisse de laxisme. Le monde continua à tourner, les moineaux à se prendre pour des aigles et les artistes du Tiers-monde à sculpter des statuettes pour des touristes en quête de retour aux sources et de commerce équitable.