La vie rêvée des animaux
Robert Wilkinson, plus connu sous le pseudonyme de Magic Bob, ouvrit d’abord un œil puis le second. Nu comme un ver, seul au milieu d’un lit inconnu, il tenta de se remémorer sa nuit précédente. Dans ses souvenirs enfumés, il vit une grande blonde lui tourner le dos et commander en français un vin au nom de château. La suite disparut dans un fondu enchainé digne des pires films de John Woo.
Magic Bob, légende des services de renseignement américains, ne s’affola pas outre-mesure. Affronter des brutes soviétiques, capturer des barbus iraniens ou échapper aux triades chinoises composait son quotidien de sauveur du monde libre. En homme pragmatique, il chercha son caleçon, récupéra sa chemise et se dirigea vers la salle de bains. Après une toilette soignée, il se rhabilla lentement tout en étudiant la chambre d’hôtel où il avait passé ses douze dernières heures.
Son téléphone portable en profita pour sonner.
— Robert Wilkinson, pour vous servir, ironisa-t-il.
— Tu ne crois pas si bien dire, Bob, hurla une voix masculine au fort accent texan.
— Monsieur le Président ?
— Qui d’autre, abruti ! Tu n’as pas encore enregistré mon numéro dans ta liste de contacts ?
— Vous savez bien que ce n’est pas autorisé par la procédure de l’Agence.
— Vous êtes vraiment des fonctionnaires !
Magic Bob soupira en silence. De tous les candidats au fauteuil suprême, jamais il n’aurait misé un kopeck sur le sénateur du Texas, un fils de magouilleur issu d’une longue lignée de menteurs républicains plus prompts à jouer de la gâchette qu’à négocier en finesse.
— Que me vaut cet appel, monsieur le Président ?
— C’est la merde ici !
— Définissez le mot « merde », monsieur le Président.
Le Texan répondit par une bordée de jurons, agrémentée de qualificatifs imagés sur les préférences sexuelles de Robert Wilkinson, ponctuée à la fin par un bruyant crachat de chique.
— En gros, on a remplacé mon personnel par le zoo de New-York.
— Comment ça ?
— Quand je me suis réveillé ce matin, j’ai sonné comme d’habitude pour le service de mon petit déjeuner. Devinez qui s’est pointé !
— Danny de Vito ?
— J’ai parlé d’un zoo, pas d’un cirque ! Un peu de concentration, Bob !
— Je donne ma langue au chat.
— Vous y êtes presque ! Un canasson est entré dans ma chambre, habillé en majordome. Il a henni un bon coup avant de me proposer la carte du jour.
— Vous avez bu, hier soir ?
— Pas plus que d’habitude.
— Et votre femme ? Qu’a-t-elle dit ?
— Elle n’était pas dans le lit. Je l’ai appelé, histoire de me sentir moins bête. Devinez la suite !
— Elle est arrivée en tenue de jockey ?
— J’aurais préféré ! A sa place, j’ai vu une guenon, vêtue comme elle, avec le même collier de perles, celui offert par le Premier Ministre Grec quand on lui a racheté ses amas de pierres pour éponger ses dettes.
— Vous êtes sûr que c’était elle ?
— Elle m’a appelé par un petit nom que personne d’autre ne connait.
Magic Bob savait le Président ballot mais pas à ce point naïf. Tout le monde de l’espionnage connaissait son alias amoureux, celui dont l’affublait la mémère sophistiquée qu’il avait épousé pour la forme à deux mois de l’investiture républicaine.
— Vous êtes formel ?
— Quand même, je sais reconnaître ma femme !
— N’est ce pas juste un problème de maquillage ? Ou une descente de Botox ?
— Bob, je sais faire la différence entre ma chère et tendre au réveil et un visage de singe.
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai pris mon Colt 45 dans ma table de nuit et viré les animaux de ma chambre.
— Les lieux sont donc sécurisés ?
— Oui, j’ai fait comme c’est écrit dans la procédure en cas de tentative de prise d’otages ou d’attaque extra-terrestre. Ma chambre est devenue une « Panic Room » de luxe.
A entendre ces mots, Magic Bob se mit à maudire Jodie Foster et son film à la noix. Il lui fallait reprendre la main pour éviter un nouvel épisode d’Alamo en plein cœur de la capitale fédérale.
— Où en êtes-vous à présent ?
— Je suis reclus dans mes cinquante mètres carrés, prêt à défendre ma vie.
— Que font le cheval et la guenon ?
— Ils tambourinent contre ma porte. D’autres animaux semblent se joindre à eux.
— Comment ça ?
— J’entends aboyer, miauler, barrir, caqueter, j’en passe et des meilleures.
— Ne bougez-pas, j’arrive !
— J’espère bien ! Vous seul pouvez résoudre ce casse-tête.
La situation semblait compliquée mais pas forcément désespérée. Dans sa longue carrière au service de l’Oncle Sam, Magic Bob avait débrouillé des affaires nettement plus ardues où des imbroglios politiques se mêlaient à des histoires de fesses, amplifiées par des considérations géopolitiques et la vive concurrence entre officines fédérales. Il enfila sa veste, vérifia le cran de sûreté de son automatique et sortit de la pièce.
Le couloir était dépeuplé, signe de l’accalmie avant la tempête. Magic Bob se dirigea vers l’ascenseur, appuya sur le bouton d’appel et attendit patiemment. Le temps lui sembla quantique, entre passé et présent. Il essaya de rassembler ses pensées, de balayer d’un revers logique les contradictions d’une situation anormale. Son cerveau entrainé reprit rapidement le dessus.
La cabine ouvrit finalement ses portes, livrant son luxueux décor agrémenté d’une musique d’ambiance à la saveur sonore d’une guimauve d’antan. Magic Bob en conclut qu’il avait du choisir cet hôtel non pour son esthétique mais parce qu’il se trouvait à une distance raisonnable de son dernier lieu de débauche. Il tenta une dernière fois de se souvenir de la veille, en vain. Le voyage vertical dura une éternité. Enfin, il arriva à destination, à l’étage supposé de la réception.
Magic Bob sortit d’un pas décidé. La réalité le rattrapa vite, du moins dans sa nouvelle version, un cauchemar proche du récit présidentiel. Dans le vaste hall d’entrée, se tenait une ménagerie polymorphe où les bovidés côtoyaient la race porcine, où le personnel d’accueil affichait une dentition chevaline et parlait en s’ébrouant constamment. Magic Bob serra la crosse de son arme allemande dans le but évident de se rassurer. Sa moitié cartésienne lui commanda de marcher vers la station de taxis sans prêter d’attention au spectacle animalier. Il s’exécuta sans demander son reste.
Une voiture stationnait en tête de la file. Magic Bob ouvrit la portière arrière gauche, s’assit sur la banquette et indiqua le chemin au gros type assis au volant.
— La Maison-Blanche et vite !
— On est parti, répondit le chauffeur dans un concert de grognements.
Magic Bob sursauta. Il regarda dans le rétroviseur et constata avec effroi la nature première de son conducteur de fortune. « Un grizzli, il a fallu que ça tombe sur moi ! » cria-t-il en silence. Néanmoins, il choisit de ne pas s’affoler, de se comporter normalement et de prendre son mal en patience.
— Vous êtes de passage dans la capitale ? C’est le meilleur moment, précisa le chauffeur.
— Oui, je viens voir un de mes amis qui travaille à la Maison-Blanche, répondit Magic Bob, étonné d’engager la conversation avec un plantigrade de deux mètres.
Le reste du trajet se résuma à une discussion cordiale sur des sujets inintéressants au possible comme seuls les touristes peuvent en supporter. Une fois sur place, Magic Bob paya sa course, laissant un pourboire pharaonique à l’ursidé majeur, puis se rua sur le poste de garde.
— Robert Wilkinson, dit-il en présentant son badge officiel de l’agence en trois lettres qui faisait fantasmer les journalistes en mal de sensations. Je dois joindre le PC de sécurité en urgence.
— Je dois avoir une raison, répliqua le planton, une sorte de chien de chasse à grandes oreilles.
— Demande du Président !
— Tout le monde me sert la même excuse pour resquiller.
— Appelez votre supérieur hiérarchique et aboyez lui mon nom !
Le garde s’exécuta. Magic Bob entendit des aboiements à l’autre bout de la ligne. Visiblement, son identité fonctionna comme un sésame car une doublette de bergers allemands vint le chercher, vérifia son accréditation puis l’invita à les suivre dans les locaux de la protection rapprochée. Une fois sur place, il passa les épreuves usuelles destinées à confirmer ses autorisations puis se dirigea vers l’antichambre de la résidence présidentielle.
Une guenon, fort agitée, l’attendait au milieu d’une multitude d’équidés et de molosses canins.
— Ah, enfin, vous êtes là , Robert, couina-t-elle. Dieu soit loué ! Mon mari n’en fait qu’à sa tête. Figurez-vous qu’il ne veut pas m’ouvrir, qu’il me traite de Cheeta et menace de tirer dans le tas.
— Une raison particulière à ce comportement, Madame ?
— Je ne crois pas. Hier soir, il a diné seul dans sa chambre, prétextant un match de football qu’il ne voulait pas rater pour tout l’or du monde.
— Vous n’étiez pas là ?
— Non, j’avais un gala de charité à Philadelphie. J’ai préféré dormir sur place et ne rentrer qu’au matin.
— Qu’a mangé le Président au diner ? Peut-être qu’il est victime d’une intoxication alimentaire.
— Je me suis renseignée. Il a mangé des plats français, envoyés par le Premier Ministre Hubert Boulon de la Visse.
— Qu’est ce que c’était, exactement ?
— De la tête de veau ravigote, des pieds de cochon et des cuisses de grenouilles.
— Tout un programme. On en a atomisé pour moins que ça.
— C’est ce que je lui répète depuis des mois mais il n’en fait qu’à sa tête, invoquant son ouverture culinaire envers nos alliés européens.
— Qu’est ce qu’il a bu avec ça ?
— Du vin de Bordeaux, quelques bières américaines et son bourbon favori.
— Un mélange détonnant.
— Rien d’exceptionnel comparé à la semaine dernière quand il a dégusté la cuisine irlandaise.
Magic Bob continua son semblant d’investigation, essayant de ne pas paraître étonné de discuter gastronomie présidentielle avec une femelle chimpanzé entourée de chevaux habillés en domestiques et de cabots équipés d’oreillette.
— Je pense en savoir assez, Madame. Permettez-moi de tenter quelque chose.
— Vous avez mon aval, Robert.
— J’ai besoin que vous et le personnel sortiez des appartements. C’est d’une importance capitale, surtout quand le mode « Panic Room » a été enclenché.
— Je comprends. Qu’allez-vous faire ?
— J’ai la confiance du président. Il m’écoutera et saura revenir à la raison.
La Première Dame s’exécuta. Magic Bob se retrouva seul dans la pièce. Il se dirigea vers la chambre présidentielle puis tapa à la porte.
— J’ai déjà dit non, il me semble, rugit une voix au fort accent texan.
— C’est Magic Bob, monsieur le Président.
— Vous avez une drôle d’intonation, Bob. Qu’est-ce qui me dit que vous n’êtes pas un agent provocateur déguisé en Magic Bob ? Vous savez, comme dans Mission Impossible.
— Primo : ce n’est pas parce que j’ai été élevé en Californie que je parle bizarrement. Tout le monde n’a pas gardé des vaches dans le ranch paternel.
— Autant pour moi. J’oubliais que monsieur Wilkinson venait de chez les évaporés, à draguer les blondes peroxydées en jouant avec son surf.
— Deuxio : Je peux vous rappeler des moments inoubliables, connus seulement de nous deux, comme notre virée dans un bordel d’Helsinki où vous dansiez nu au milieu de femmes laponnes.
— C’est bon, inutile de me raconter la suite, Bob. Je vous crois.
— Ouvrez la porte, monsieur le Président, avant que votre guenon ne rapplique avec ses bourrins et ses cabots.
Magic Bob entendit le lourd bruit des loquets de sécurité. La « Panic Room » ouvrit lentement sa porte blindée. L’agent secret retint sa respiration.
— Putain, vous m’avez blousé, cria un âne débraillé.
Magic Bob ne lui laissa pas le temps d’utiliser son Colt 45. Il maîtrisa le baudet d’un atemi vigoureux, le déposséda de son arme puis l’immobilisa au sol.
— Pourquoi vous aurais-je doublé, monsieur le Président ? C’est quand même vous qui avez une satanée tronche de bourricot.
— Elle est bonne celle là , rugit le mulet, surtout venant de la part d’un gars avec une gueule de canard géant et de grands pieds palmés.