Demain j'arrête
J’étais tranquillement en train d’écouter « Good times bad times » de Led Zeppelin quand Delphine fit irruption dans mon bureau.
— Je l’ai, ça y est j’ai trouvé, hurla-t-elle dans mes pauvres oreilles au moment même où Robert Plant miaulait le chorus de fin.
J’aimais beaucoup Delphine. Elle signait mes chèques de salaire, décidait de la stratégie éditoriale du journal, trouvait les annonceurs, bref fournissait l’énergie essentielle au fonctionnement de notre petite entreprise. Nous étions tous prêts à nous jeter dans le Styx pour elle, du petit stagiaire en marketing au grand reporter blasé. Delphine représentait le fer de lance du journalisme belge. Cette tornade sur pattes avait transformé un obscur canard de campagne baptisé « Le Hurlu de Mouscron » en digne rival du Washington Post, en réel quatrième pouvoir face aux politiques dépassés et à la justice bipolaire du monde occidental.
Delphine me regarda avec la tendresse de la maman brontosaure devant ses petits au moment où l’astéroïde fatal déversait ses fragments dans le ciel. Je m’attendais au pire.
— Qu’as-tu découvert, ô ma Delphine, reine de la rédaction, parangon de la culture wallonne ?
— Tu es sérieux, Tiburce ? Tu ne te souviens pas ?
— Non, j’étais peut-être trop bourré. Avons-nous connu le Nirvana ensemble ? Vas-tu quitter ton mari et tes huit enfants pour me rejoindre dans mon petit loft du centre-ville ? Eclaire ma lanterne !
— Nous avions décidé, au sein du Comité Editorial, de réfléchir à un thème pour le numéro spécial de fin juin, celui généralement consacré aux départs en vacances. Le but, je te le rappelle, était de se démarquer de nos concurrents et de leurs sempiternels articles sur les régimes, le sexe et les destinations ensoleillées. Même toi, notre plumitif en charge des arts et des lettres, notre expert en rock’n roll attitude, tu étais concerné.
Mon cerveau lança l’alerte rouge, celle réservée aux arguments de mauvaise foi et aux excuses à deux balles. Mes cellules grises, encore sous le charme des solos de Jimmy Page, sonnèrent le rassemblement. « Il faut sauver le soldat Tiburce ! » s’afficha en quatre par trois dans mon cortex cérébral. Un neurone pourpre, certainement le leader des conjurés synaptiques, prit la parole.
— Camarades, nous sommes dans la merde. Notre Tiburce bien-aimé a oublié la dernière session extraordinaire du Comité Editorial. Il ne s’est jamais mis en quête d’un thème. Delphine va le confondre. Sa crédibilité est en jeu. Trouvons une parade !
La réponse fut immédiate. J’ouvris de grands yeux chargés de larmes puis m’effondrai dans les bras de Delphine.
— Je dois t’avouer, Delphine : je n’ai pas pondu d’idée intelligente, du moins à la hauteur du défi lancé par le Comité Editorial. Depuis ce sombre jour, c’est le spleen. Mon imagination est en berne. J’ai honte tellement mes propositions sont nulles. Jamais, m’entends-tu, jamais je ne me suis senti aussi mauvais, même quand j’avais écrit une critique favorable à un film des frères Dardenne. Pour te dire à quel point je suis dans le trou.
— Tiburce, je suis bouddhiste tu le sais. La rédactrice en chef sage est celle qui connait les limites de ses journalistes. J’ai donc anticipé ton forfait. Tu t’en tireras avec une tournée de bières au « Hurlu qui fume ».
— C’est d’accord ! Allons-y de ce pas !
— Tut tut tut, mon cher Tiburce, il n’est que dix heures du matin. De plus, j’ai le thème du numéro spécial de juin. J’en suis assez fière, d’ailleurs.
Ma boite crânienne devint le siège d’une hola mémorable. Mes cellules grises virèrent au pourpre, comme leur leader du moment, dans un mouvement psychédélique digne des années soixante.
— Nous l’avons échappé belle, admit un vieux neurone crispé, un survivant des soirées space-cakes et autres gabegies de ma jeunesse bruxelloise. Delphine est de bonne humeur aujourd’hui. Maintenant, il faut adopter un profil bas, écouter attentivement sa proposition et surtout la déclarer géniale, avec tambours et trompettes si possible.
La stratégie fut adoptée à l’unanimité des synapses. Je gratifiai donc Delphine de mon plus beau sourire, celui normalement réservé aux clones de Monica Bellucci malheureusement trop rares dans les estaminets de Mouscron.
— Brise le vase de mon ignorance, Delphine !
— Pour cela il me faudrait Excalibur, Tiburce. Je ne prétendrai pas réussir un tel exploit en une seule vie. Faisons les choses dans l’ordre : d’abord, je te révèle le thème.
— Je suis tout ouïe !
— Il se résume en une simple phrase : Demain j’arrête.
— Diantre !
— Je ne te le fais pas dire. Qu’en penses-tu, Tiburce ? Tu peux te lâcher, je sais entendre.
— C’est fabuleux, grandiose, quantique, digne de la Grèce Antique. Avant je t’admirais, désormais je t’adulerai, te porterai au Panthéon de mes pensées, sur l’Everest de mes rêves.
— Parfait ! J’en conclus que tu peux rédiger un bel article sur le sujet, en rapport, cela va de soi, avec tes compétences en matière d’arts et de lettres.
— Tu l’auras !
— Quand ?
— D’ici peu !
— Va pour vendredi prochain dernier délai ! Nous sommes d’accord ?
— Considère-le comme écrit, relu, corrigé et publié.
Ma cervelle de critique d’art échappa de peu à une révolution neuronale. Une cellule grise commença à critiquer la stratégie précédente, malgré son résultat immédiat sur ma crédibilité.
— C’est du grand n’importe quoi ! Déjà qu’on a du mal à pondre trente lignes sur le dernier album de Vanessa Paradis ou le prochain film de Steven Seagal.
— Toujours à te plaindre, objecta le leader pourpre. Tu dois avoir des gènes de Français. A quand la grève, la marche jusqu’à la Place de la Bastille ?
— Nous allons dans le mur, répliqua le gris. Plus large que ce sujet, je ne vois pas. Comment cet abruti de Tiburce va-t-il tenir son engagement ?
— Tu oublies, pépé, un fondamental : nous sommes Tiburce ! Ensemble nous pouvons déplacer des montagnes, ouvrir des mers, convertir des infidèles.
— Alléluia gloria !
Je regardai Delphine s’éloigner. Elle m’avait laissé la patate chaude, sans fromage ni bacon. Je devais réagir, surtout dans un tel contexte de révolte cérébrale.
Heureusement, dans de telles situations, j’avais une parade héritée de mes longues années de psychanalyse. Je sortis deux doudous de mon tiroir. Ils étaient assez basiques, faits de laine et de ficelle, achetés dans un bazar de Tegucigalpa. L’un représentait un ara, l’autre une chauve-souris. Je leur avais donné de jolis petits noms : Nestor pour l’oiseau, Arielle pour le mammifère.
— Arielle, Nestor, je suis dans la panade, pour ne pas dire plus. J’ai besoin de vous.
— Je te l’avais dit, commença Arielle. Les courbettes ne servent à rien. Ce ne sont que des nids à problèmes. Tu aurais du la jouer honnête.
— On ne va pas refaire le passé, Arielle. Trouvons des solutions !
— Il est marrant ce thème, ironisa Nestor. Demain j’arrête quoi ? Les gaufres liégeoises ?
Aussi étonnant que cela puisse paraitre, les deux doudous se mirent à rire comme des baleines. Je me sentis un peu nul face à ces êtres de bric et de broc. D’un côté, Arielle me reprochait, à juste titre, mon manque de courage en face de Delphine. De l’autre, Nestor décontractait l’ambiance en pointant l’aspect ubuesque de la situation. Il ne restait plus qu’à phosphorer, à trois, sur les possibilités d’article. Le reste, rédiger cinquante lignes dans un français un brin classieux mais toujours rock’n roll, serait du gâteau.
— Delphine n’est pas de Liège, précisai-je. En plus, « Le Hurlu de Mouscron » est publié dans une quarantaine de pays, traduit dans une douzaine de langues. Je ne suis pas certain de l’intérêt des Papous pour nos gaufres. Ce n’est pas assez universel.
— Et puis ce n’est pas vraiment de la culture, persifla Arielle. Or le sieur Tiburce Dugommeau est mondialement connu pour ses chroniques artistiques.
— Ce n’était qu’un exemple, répondit Nestor. Essayez l’abstraction pour changer !
— Ce n’est pas assez rock’n roll, objectai-je.
— Quoi ? L’abstrait ?
— Pas les gaufres !
— Tiburce nous explique, par des images, sa vision de l’authenticité journalistique, ironisa Arielle. Le décalé, le différent doit s’émanciper de l’intellect. Il est temps de revenir à la force brute, au réel, au punk. C’en est fini des allégories plastiques à la Yoko Ono, des collages aléatoires à la David Bowie. On tape dans le dur, à la manière d’un Nirvana ou d’un Rammstein. Ai-je tout compris, Tiburce ?
J’avais eu raison de me fier à mes doudous. Arielle me comprenait au-delà même de ma propre perception. Nestor vulgarisait le complexe sans le rendre obscène ou vulgaire.
La solution m’apparut en Technicolor, résonnant en stéréo dans mon cortex cérébral. Mes neurones révolutionnaires applaudirent à tout rompre devant l’énoncé.
J’ouvris une nouvelle fenêtre sur mon traitement de textes, délaissant mes derniers travaux sur la filmographie de Christophe Lambert, et tapai les premiers mots de mon futur mémorable article.
« Demain j’arrête d’écrire » s’égrena en lettres capitales et en gras sur l’écran plat de mon ordinateur de bureau. Delphine allait aimer !