Un Américain en Haute-Loire
Aéroport de Roissy. Il est sept heures du matin. Je ne pars pas, j’arrive.
Ma vie a basculé le jour où j’ai commis l’irréparable. Je devais le faire malgré les risques pour ma vie et ma réputation. Depuis, l’Agence m’a déclaré persona non grata sur le sol américain, la patrie de mes origines, là où des générations de Wilkinson ont trainé leur guêtres.
« Magic Bob, la légende de l’espionnage, balance le Président » s’affichait encore sur les unes des grands journaux. J’avais fait fort. Mon dernier coup. Une forme raffinée de seppuku. Le Texan au pouvoir, ce cow-boy de pacotille, n’allait pas s’en remettre. Sa démission n’était plus qu’une question de jours.
« Bien fait pour toi, tu n’avais qu’à pas mentir au peuple ! » chantaient en boucle mes neurones rouges tandis que mes cellules grises regrettaient les conséquences de mon geste, de mes révélations au Washington Post sur les mensonges présidentiels au sujet de l’Iraq, de l’Afghanistan, de l’Iran et des barbus en général. La main droite de la Maison Blanche finançait ces terroristes tandis que la main gauche les poursuivait à coups de milliards de dollars. Une attitude carrément schizophrène. Je l’avais dénoncé, avec des preuves à l’appui.
Désormais, je suis condamné à vivre loin, sous une identité d’emprunt. Après moult réflexions, j’ai choisi le pays des grenouilles savantes pour démarrer une nouvelle vie.
« Pourquoi s’enterrer en seconde division ? » m’aurait demandé ma grand-mère, une fière Yankee qui avait connue la patrie de Molière pendant la dernière guerre mondiale et n’en avait pas gardé un souvenir impérissable.
Ma réponse est simple, Mamie : je parle leur langue sans accent, grâce à la bouillonnante Marjorie de mes années estudiantines à Yale, et j’ai beaucoup travaillé sur le sol français. Je me sens donc plus à l’aise auprès des bouffeurs d’escargot que chez mes cousins les Habits Rouges d’outre-Manche. Certes, parlant aussi couramment l’allemand et le néerlandais, j’aurais pu choisir un autre refuge mais je ne m‘estimais pas à l’abri des regards dans un Benelux trop petit, un village de buveurs de bières, et encore moins dans une Allemagne noyautée par les Russes. En plus, dans tous les cas, je préfère le Chardonnay à la roteuse.
De toute façon, venant d’Hawaï, n’importe quel pays me paraitrait toujours nul. Finies les vahinés assises sur mes genoux, terminés les cocktails en bord de mer à regarder les volcans en éruption, le paradis sur Terre m’est définitivement interdit. Je dois expier mes fautes passées. Autant le faire un verre de vin à la main en contemplant des paysages rustiques et en contant fleurette à une paysanne du Massif Central.
Parce que finalement, j’avais décidé de vraiment m’enterrer. Paris était trop blindé d’Américains en goguette et d’agents secrets de tous bords. En plus, je trouvais cette ville impossible, avec son odeur de merde, ses transports en commun minés par les grèves, ses quatre millions de trous du cul déguisés en philosophes à mèche j’en passe et des pires. Du coup j’avais cherché un endroit à l’opposé de l’Ile de France, une région rurale si possible, avec plus de bêtes de somme que d’habitants. Quitte à vivre avec des bœufs, autant qu’ils soient authentiques.
Je vais prendre mon train à grande vitesse en direction de Lyon. Voyager avec des représentants de commerce ou des cadres moyens exploités par leur entreprise d’informatique, les voir grappiller un croissant alors que c’est compris dans le prix du billet, écouter leurs plaintes au sujet de leur président à tête de fromage, tout ça m’amuse à l’avance. Ce seront certainement mes derniers instants avec des vrais citadins, avec le monde des lécheurs de bitume, avant d’emprunter le vieux chemin de fer jusqu’à ma destination.
Je vois déjà mon dernier trajet à travers les champs, sur une voie ferrée d’un autre temps, dans un wagon à compartiments, entre mémé Janine et pépé Antoine, en face de tonton Jacques et de tata Gilberte. Parce que c’est ça la Haute-Loire, le coin où j’ai décidé de me retirer, de poser mes valises et de refaire ma vie.
Personne ne connait ce département. Pourtant plus de deux cent mille âmes le peuplent, pas que des paysans même si la moitié du territoire sert à cultiver la lentille et à faire brouter des vaches laitières. D’ailleurs, histoire de ne pas subir un choc culturel trop important, je vais habiter dans la capitale, un bled appelé Le Puy-en-Velay où les catholiques et les conservateurs font la loi.
Quand j’avais embrassé ma carrière d’espion de haut vol après mes brillantes études à Yale, je n’imaginais pas terminer dans un tel trou. Je me voyais plutôt prendre ma retraite à quarante-cinq ans, bardé d’honneurs et reconnu par l’Oncle Sam, m’installer dans une jolie villa de San-Diego et contribuer à la bonne démographie américaine avec Sharon ma belle blonde californienne de dix ans plus jeune. J’étais frais et naïf à cette époque. Je croyais me battre pour le monde libre contre les affreux communistes et les tyrans du Tiers-Monde. Vingt ans plus tard, les Rouges ont été remplacés par des barbus, j’ai monté des dizaines de coups de Jarnac contre des gars pas toujours coupables, mon Président nous a inventé des histoires à dormir debout et des milliers de jeunes Américains sont morts dans le désert iraquien ou dans les montagnes afghanes, pour des clous. J’ai dit stop.
Je suis dans une voiture de première classe. Lyon se trouve à trois heures. Nous roulons à plus de deux cents kilomètres par heure. Le gras du bide en face de moi veut engager la conversation. Je pressens un grand moment de rigolade.
— Vous allez à Lyon ?
— Oui, comme tout le monde dans ce train, non ?
— Non. Certains vont s’arrêter en cours de route. Lyon n’est pas l’unique destination possible.
— C’est pourtant la seule grande ville sur le parcours. Les probabilités sont donc élevées.
— Vous n’êtes pas du coin, c’est ça ? Parisien ?
— Normand ! Et vous ?
— Je suis de Saint-Etienne mais je vis à Paris.
— C’est compliqué ! Vous faites comment dans votre vie personnelle ?
— Ma femme et mes enfants vivent à Saint-Etienne. Je les vois le week-end.
— Pourquoi vous infligez-vous ce calvaire ? Vous avez été vilain dans une autre vie ? Votre épouse et vos marmots vous pèsent ? Vous êtes un agent secret de sa Majesté ?
— Vous êtes marrant, vous, pour un Normand.
— Je sais. Les Bretons me le disent souvent.
— En fait, j’aime ma famille. Pour leur donner le meilleur, j’ai accepté ce job à Paris. D’ici une dizaine d’années, je pourrai revenir à Saint-Etienne pour reprendre la direction d’une agence locale.
— Votre femme sera partie avec le voisin et vos enfants vous appelleront « Monsieur ».
Le ventru tire la tronche. Visiblement, j’ai touché un point sensible. Son Esméralda a probablement déjà fauté, jugeant son Quasimodo assez loin pour lui laisser sa liberté de baiser. Un Prince Charmant de passage s’est servi, usant du pipeau et de la contrebasse pour lui jouer la scène du deux.
Résultat des courses : Quasimodo porte haut le chapeau à cornes, Esméralda tort de la fesse au supermarché, leurs enfants Riri Fifi et Loulou se réfugient dans un monde virtuel où les papas ont des muscles hypertrophiés et où les voisins sont décimés au lance-roquettes nucléaire.
Le gras du bide reprend un peu de contenance. Il se décide à me poser des questions.
— Et vous ? Vous ne m’avez pas dit ce qui vous amène à Lyon.
— Je m’installe en Haute-Loire.
— Ne me dites pas que vous allez vivre au Puy-en-Velay ?
— Si ! Pourquoi, c’est à ce point la honte ?
— Ne vous vexez pas ! C’est seulement qu’au vu de votre apparence, même si vous venez de Normandie vous allez rapidement vous emmerder là -bas. C’est mort. Seuls les vieux restent.
— Je trouverai bien chaussure à mon pied. Je raffole des belles paysannes blondes comme les blés, le genre belle des champs. Je me vois rencontrer la grande Françoise, avec ses yeux bleus à la Michèle Morgan, son accent rustique, son franc-parler et son rire agricole. Nous ferons ensemble de beaux enfants qui reprendront la ferme familiale quand nous serons trop vieux pour cercler le foin.
— Vous êtes agriculteur ?
— Non. En fait, j’ai décroché un job de professeur de sciences dans un lycée privée. C’est peinard, bien payé, nourri logé blanchi.
— Pourquoi avoir quitté la Normandie ?
— Une déception amoureuse avec une grande blonde.
— Je comprends mieux.
Quasimodo ne comprenait rien mais comment aurait-il pu ? Si je lui avais dit la moitié du tiers de la vérité, j’aurais ensuite été forcé de l’occire dans les toilettes. Ceci dit, je lui aurais peut-être rendu service, dans le cas fort improbable où il se soit réveillé de son cauchemar social déguisé en vie de nain. Du coup, le laisser croire que j’étais aussi nul que lui le confortait dans son illusion. Le beau mec assis en face de lui n’avait pas plus de chance avec les femmes, à un tel point qu’il en était réduit à quitter les vertes plaines normandes pour le cul du Massif Central.
— Ainsi vous êtes enseignant ?
— Oui et non. A la base, je suis ingénieur mais quand j’ai décidé de refaire ma vie de zéro, d’oublier Arielle l’amour de ma vie, j’ai préféré aussi changer de métier. Enseigner m’a toujours tenté. J’ai eu de la chance et me voilà au Puy-en-Velay.
— Elle a du vous en faire baver, cette Arielle.
— Elle ne m’aimait que pour mes plaquettes de chocolat et mes biceps d’acier.
— Il est vrai que vous êtes un bel homme.
— Merci. C’est vous que j’aurais dû rencontrer à l’époque.
— Je ne suis pas de ce genre, détrompez-vous.
— Je déconne, John ! C’était une formule de politesse, un remerciement en forme de boutade.
— Vous me rassurez. De nos jours, avec ces histoires de mariage pour tous, je suis un peu déboussolé.
— C’est ainsi que les hommes vivent et leurs baisers au loin les suivent.
— Quoi ?
— Rien. Je citais un poème d’Aragon. Vous n’avez pas étudié ce poète au lycée ?
— Si, mais ça fait un bail. En plus, j’ai choisi la voie courte pour devenir vendeur.
— Vous vendez quoi au fait ?
— Des climatisations. Pour les entreprises, les particuliers et les administrations.
— Passionnant ! Et ça paie bien de vendre ce type de produit ?
— Avec les primes, les bonus, ça m’a permis de m’acheter une maison sur les contreforts du Forez, dans un quartier résidentiel de Saint-Etienne. Je l’ai entièrement payée. Zéro dette à la banque.
Je sais ce qui m’attend. Les parents d’élèves seront des gars comme mon Quasimodo. Ils me raconteront comment ils ont financé leur piscine, pourquoi l’enseignement privé est mieux que le public où les bandes armées s’affrontent à coups de revolver pour des valises remplies de cocaïne colombienne. Leurs femmes me feront du gringue, lassées de leur crapaud conjugal et des samedis soir à la bière. Pour ne pas éveiller les soupçons, je m’en attraperai deux ou trois vite fait sur le gaz, histoire de rester dans la tradition française de l’infidélité chronique et du « pas vu pas pris ». Leurs lardons me craindront après une bonne branlée à leur meneur. Ils apprendront bêtement leurs théorèmes sans comprendre le sens profond de la science. Ainsi va le cycle de la vie.
Le ventru me regarde avec des yeux de cocker mort d’amour. Il a enfin trouvé un pote. Si ça se trouve, il va me proposer de dîner chez lui un de ces week-ends. J’espère que son Esméralda vaut le détour, histoire que je le conforte dans son rôle de cocu.
Vive la France et la Haute-Loire !