Petite fille
Candie marche seule dans la rue.
Maman ne lui lavera plus la bouche avec du savon. Jamais. Elle ne la punira pas cette fois-ci.
Les lumières de la ville aveuglent la petite fille.
Candie avance de son mieux au milieu d’une forêt de jambes, dans la cohorte des adultes pressés d’en finir avec leurs courses et de revenir bien au chaud dans leur foyer. Les magasins commencent à fermer, à baisser les stores sur leurs vitrines débordant de cadeaux ou de gourmandises.
« Ferme tes yeux, Candie ! » semble lui dire le mannequin habillé en mariée.
L’enfant obéit. Elle s’arrête sur le macadam froid du quartier commerçant. Personne ne la remarque tellement elle est minuscule, perdue dans l’immense foule des dernières courses de Noël.
De toutes façons, Candie n’est rien d’autre qu’une gouttelette parmi des millions de gouttes d’eau d’un océan informe. A l’école, les grands la surnomment le microbe, les moyens la poussent dans les escaliers et les petits lui tirent la langue. La maîtresse ne s’occupe pas d’elle quand elle lui dit qu’elle est fatiguée ou qu’elle a mal.
Candie se souvient.
Maman ne pourra pas la traiter de menteuse. Impossible. Elle ne lui criera pas dessus.
Les images du passé submergent son cerveau.
Candie revoit son doudou, un gentil hippopotame en peluche marron aux grosses pattes si douces. Il l’écoute en silence quand elle lui raconte les monstres du placard, les douches glacées et les coups de martinet.
« Cours, Candie, ne te retourne pas ! » lui hurle son double meurtri.
La petite fille reprend sa route. Elle accélère le pas, slalomant entre les inconnus, évitant les sacs à main et les valises à roulettes. Les néons rougeoient, les voitures égrènent leur concert de klaxons tels des animaux fantastiques dans le vacarme urbain.
Dans son imaginaire d’enfant, Candie se voit en princesse abandonnée par son père, un roi trop occupé à combattre des créatures légendaires pour s’occuper d’un ange torturé par les démons de sa mère. A la maison, elle doit se débrouiller seule pour se laver, s’habiller et prendre son petit-déjeuner. La reine lui reproche d’être dans ses jupons alors que Candie ne cherche qu’un peu de chaleur maternelle.
Candie se retrouve dans une ruelle sombre.
Maman ne la poursuivra pas dans le noir. Fini. Elle ne l’enfermera plus.
Les cartons et les bouts de plastique l’invitent à prendre du repos.
Candie se construit une cabane de fortune, loin de l’univers de poupée promis par ses parents au dernier repas de famille. Elle ne les croit plus. Ils ne disent que des mensonges déguisés en rêves.
« Rejoins-nous, Candie ! » lui souffle le vent d’hiver.
L’enfant se pelotonne dans son lit improvisé. Elle rabat un drap plastifié, une sorte de ruban transparent fait de bulles comme il y en a tant dans la cave familiale. Le calme la rassure. Le bitume lui rappelle les nuits passées sur le plancher du salon, quand sa mère l’interdisait de chambre au nom d’une punition méritée selon elle. Candie pleure au souvenir des injustices et des brimades subies pendant ces soirées.
Dans sa logique enfantine, elle ne comprend pas pourquoi sa mère, si gentille avec les bébés des autres, s’acharne à la gronder, à lui reprocher d’exister et à lui interdire le moindre câlin. Candie essaie pourtant de jouer à la petite fille sage, à la marionnette qui sourit tout le temps même pendant les corvées de ménage et les séjours forcés dans le placard à balais.
Candie se laisse aller.
Maman ne saura pas où chercher. Loin. Elle ne la ramènera pas.
Le froid n’est plus aussi dur à supporter.
Candie détend ses pieds, ses jambes et ses bras. Son doudou hippopotame lui sourit de nouveau, du fond de sa poubelle. Il est quand même avec elle, malgré son torse déchiré et sa tête à moitié brûlée par les cigarettes. Rien ni personne ne peut empêcher Candie d’avoir un ami.
« Endors-toi, Candie ! » barrit doucement son compagnon imaginaire.
La petite fille ferme les yeux. Elle songe aux jouets fracassés, aux peluches éventrées et aux dessins refusés. Ce monde d’avant se transforme progressivement, grâce à la magie des contes de fées.
Ses crayons de couleurs s’agitent dans une frénésie de courbes et de nuages. Un monde s’anime dans son esprit, avec des fils d’argent, des fleurs sucrées et des figurines dansantes.
Candie sourit à son tour puis se met à rire. Sa poitrine se soulève, ses joues rosissent et ses cils se mouillent de larmes salées. Elle serre son hippopotame en peluche contre son cœur recollé.
Son nouvel univers se parsème d’étoiles filantes, dans un feu d’artifice d’or et de lumière.
Candie s’endort profondément, laissant son fidèle doudou lui tenir la main pour son dernier voyage.