Bon, j'avais une autre idée mais je ne savais pas encore comment la développer.
On verra ce que ça donne.
Raymond Chandler m'a un peu aidé, je l'avoue.Un vieux peut en cacher un autre
L'ouragan Delphine souleva des dossiers, renversa des piles de journaux et illumina l'atmosphère enfumée.
— Don, tu fais vraiment chier ! Je t'ai posé ce télégramme il y a au moins deux jours et tu l'as déjà perdu ? Je ne suis pas Mary Poppins. Il est temps de grandir, mon canard, tu ne peux pas vivre éternellement dans un bordel pareil.
Vous voyez le topo ? Il fallait vraiment bien l'aimer cette petite brune pour la laisser s'immiscer à ce point dans mes fondamentaux. Mon dada, c'était la théorie du chaos appliquée à la vie quotidienne. Les trucs bien rangés, chaque chose à sa place et tout le tremblement, c'était bon pour les caves, les mous du bulbe et les fonctionnaires du Trésor. Je n'y pouvais rien, mon cerveau fonctionnait mieux dans le désordre, loin des certitudes logiques et des théorèmes à deux cents.
Aller expliquer ça à Delphine tenait du chemin de croix. Venue de sa Belgique natale, mon associée croyait dur en la méthode, en la rigueur scientifique et toutes les conneries de son Hercule Poirot national. Je lui avais pourtant dit mille fois : ici, dans la Cité des Anges, son gras du bide gominé ne tiendrait pas cinq secondes avec ses raisonnements compliqués et son goût de la mise en scène, surtout en face des condés locaux plus habitués à mitrailler d'abord et à discuter avec les survivants.
Ce matin là , l'ineffable Delphine avait pris fait et cause pour les artisans besogneux. L'élu du jour était un pauvre vieux, livreur de cadeaux, empêtré dans une sombre histoire de vingt-cinq décembre, de lutins et de rennes. Il m'avait envoyé un message, par télégramme le pauvre pour dire à quel point il était largué, et il me demandait de l'aider à dépêtrer son affaire. J'avais du poser le bout de papier sur un coin du bureau, entre le journal des courses et ma note de frais.
— Inutile de passer en DEFCON 3, ma cocotte, on va le retrouver ton parchemin. J'appelle Benjamin Gates, il me doit un service.
— Don, combien de fois t'ai-je dit de ne pas m'appeler ta cocotte. On n'a pas élevé les cochons ensemble, je crois.
Ah, ces Européennes ! Formalistes jusqu'au bout des ongles, elles vous font tout un plat d'un petit sobriquet affectueux et passent à côté de l'essentiel. Delphine ne faisait pas exception à la règle et elle était capable de raser Moscou pour un jeu de mots sur sa robe à fleurs.
— La dernière fois que j'ai vu un cochon, il m'a rapporté cinq mille dollars le cliché et sa femme m'en parle encore.
— Arrête de te vanter, Don. On ne parle pas de maris volages, de cocus à lunettes ou d'adolescents fugueurs mais du Père Noël. Ce nom ne t'évoque rien ?
« Pourquoi m'étais-je associé avec une ancienne assistante sociale ? » me disait quelques fois mon cortex cérébral. La réponse tenait plus de la physique quantique, de la théorie des cordes et de l'acide lysergique que de la bonne logique paysanne que me rabâchaient mes parents, le soir avant de dormir quand ils me racontaient les exploits de l'Oncle Sam.
Au moment où j'allais peut-être percer ce mystère, j'entendis un cri de victoire.
— Je l'ai ! Je savais bien, rien ni personne ne me résiste, pas même ton foutoir légendaire.
— Bravo, ma poulette. Tu es sélectionnée pour le Prix Nobel de Ménage.
— Tu peux rire, Don. N'empêche que maintenant, tu n'as plus aucune excuse pour ne pas traiter cette affaire et aider ce pauvre Père Noël. Et illico !
Il existait un principe de base dans mon métier : ne pas contrarier les fous. Je l'appliquai, une fois n'était pas coutume, avec la tornade Delphine redevenue simple tempête tropicale.
A la lecture du message, il m'apparut évident que ledit Père Noël n'était probablement qu'un sous-traitant d'une firme multinationale, un de ces petits vieux ruinés par les actifs toxiques des banques new-yorkaises et condamné à travailler pour des nèfles au service des pires négriers. Je décidai de lui passer un coup de fil, histoire de me marrer trente secondes.
— Société XMAS ! C'est à quel sujet, dit une voix féminine, un peu revêche et fleurant bon la Normandie.
— Bonjour mon chou, je voudrais parler à Noël. Dites lui que c'est Don, il comprendra.
— Je ne suis pas votre chou, Don ! De plus, Noël est indisponible en ce moment. Vous pouvez m'expliquer votre affaire vu que je suis son associée à parts égales.
— C'est quoi votre blase, ma belle ? A votre accent, je suppose des origines françaises, entre le camembert et le calvados. J'ai raison ?
— Je me prénomme Arielle et oui, je suis française, du Havre exactement. Vous avez fait fort, Sherlock, pour déduire tout ça en quelques mots.
— C'est un métier chéri. Beaucoup en rêvent mais peu atteignent ce niveau de déduction.
— Halte là , joli cœur. Inutile de me servir vos salades, j'ai déjà un aspirateur.
— Revenons à nos moutons, Arielle. Votre associé a besoin d'un détective privé, ma pomme en l'occurrence, pour le sortir de la panade du vingt-cinq décembre.
— Je vois. Il est encore dans son délire paranoïaque.
— Lequel ?
— Il voit des Chinois partout.
— Rien d'anormal à Los-Angeles.
— C'est ce que je n'arrête pas de lui dire. Au premier Coréen affublé d'un sac-à -dos, il s'imagine un complot international visant à lui faire une concurrence déloyale.
— En résumé, il travaille du chapeau, le vieux.
— Carrément.
Le monde de l'investigation privée n'avait pas beaucoup de règles mais elles étaient primordiales pour survivre dans une profession gangrenée par les gagne-petits, les anciens flics et les fans de séries télévisées. La première consistait à toujours recouper une information par un fait.
— Arielle, je passe dans une heure.
— Inutile Don. Je vous l'ai dit, il devient maboul.
— Comprenez moi, Arielle, j'ai aussi une associée et c'est un véritable pitbull. Elle tient à ce que je règle l'affaire avec un service de qualité.
— Don, dites lui ce que je vous ai raconté.
— On voit que vous ne la connaissez pas. Un vélociraptor en jupon. Si je ne vérifie pas mes sources, elle va me déchiqueter jusqu'au dernier lambeau de chair.
— Je vous raccommoderai, Don.
— Plus tard, Arielle. La science n'est pas assez avancée. En plus, je vous connais à peine. Je n'ai pas l'air comme ça mais je ne suis pas un gars facile.
— Vous ne me croyez pas, Don ?
— Au contraire, Arielle. Votre douce voix et votre accent m'ont convaincu. Seulement, je n'ai pas le choix sinon autant me faire seppuku sur le champ avec mon presse-papier.
La négociation avait été serrée. La Française cachait bien son jeu, évitant de me montrer ses cartes, bluffant à l'occasion et passant du chaud au froid en un clin d’œil. Après avoir raccroché, je pris mon imperméable, mon arme de service et quelques petites babioles utiles dans ce type d'affaire.
Il me fallut dix minutes pour arriver sur place et garer ma voiture à l'abri des regards indiscrets. J'avais scanné le coin avec Google Map et je savais où se trouvait la porte dérobée, celle utilisée par les fournisseurs occultes et les amants secrets. Je décidai de passer par ce chemin, histoire de voir si la chanson d'Arielle reflétait bien la partition initiale.
— Que faites-vous là , monsieur, dit une voix chevrotante.
Je me retournai. Un petit vieux me regardait, l'air tout froissé, comme si je débarquais de la planète Mars.
— Je viens voir un de mes amis.
— Comment s'appelle-t-il ? Je peux vous aider à le trouver.
— Noël.
J'en avais vu des vertes et des pas mûres dans ma chienne de vie mais ce qui avait suivi rentrerait définitivement dans les annales. D'abord, le vieillard me reluqua encore plus bizarrement puis il se mit à rire. Sa bouche édentée ne s'arrêtait pas de hoqueter et ses yeux pleuraient à chaudes larmes.
— J'ai dit un truc drôle ? J'ai un bouton sur le nez ?
Pépé Machin-chose s'arrêta un instant puis remit en marche la machine à rigoler.
— Stop !
Mon autorité naturelle avait fait office de catalyseur. J'avais désormais toute l'attention du rieur.
— Qu'est-ce qui vous fait rire, l'ancêtre ?
— Tout le monde s'appelle Noël, ici.
— Comment ça ? Vous êtes combien dans cet entrepôt ?
— Une centaine.
— Que des Noël ?
— Oui.
— C'est un critère d'embauche ?
— Non, c'est un nouveau nom dès notre entrée ici.
— Et vous c'était quoi votre ancien nom ?
— Leonid.
— Vous venez d'où, Léo ?
— De Novossibirsk, en Russie.
Vous avez compris ? La société XMAS, sous les ordres de la soi-disant associée Arielle, qui en fait s'appelait Clothilde, enlevait partout dans le monde des petits vieux et les séquestrait dans cet entrepôt, pour conditionner des cadeaux et accomplir pleins d'autres choses ignobles. En regardant vite fait autour de moi, j'avais compris que les pépés fabriquaient aussi des chaussures de sport pour une grande marque américaine, produisaient des placebos pour des entreprises pharmaceutiques et tout un tas de saloperies à destination du Tiers-Monde.
J'appelai Delphine, afin qu'elle prévienne les services de police et de l'immigration puis je fis le tour du propriétaire, dans le but de retrouver mon client, l'émetteur du télégramme. Arrivé dans l'atelier principal, en face de ces dizaines de petits vieux occupés à coudre des baskets, à repasser des maillots et à empaqueter des poupées en plastique, je lançai ma question à un dollar toutes taxes comprises.
— Quel est le schnock parmi vous dont j'ai reçu le télégramme pourri ?
Un petit rabougri leva le doigt. Il ressemblait au nain Oui-Oui, en version troisième age.
— C'est moi, monsieur. J'ai bien fait, non ?
— Je veux, mon neveu. C'est quoi votre blase, pépé ?
— Hector Patate, monsieur.
— Vous êtes français ?
— Non, monsieur. Je suis belge et je viens de Mouscron dans la province du Hainaut.