Grigor
Marie-Isolde et Alexis savouraient la naissance de leur troisième enfant, un fils du nom de Grigor, arrivé seulement trois ans après les jumeaux Irina et Vladimir. En cette année mille neuf cents soixante seize, ces deux trentenaires de la haute bourgeoisie parisienne ne se doutaient pas qu'ils avaient mis au monde un phénomène qui allait bouleverser à jamais leur existence dorée. En effet, Dame Nature l'avait doté d'une capacité hors norme dont il allait découvrir les effets quelques années plus tard. Pour l'instant, en ce début de l'été, ils célébraient cette arrivée dans leur superbe appartement du seizième arrondissement de la capitale, avec toute la famille réunie pour l'occasion.
L'enfance de Grigor suivit le chemin tout tracé des bambins de sa classe sociale; une nourrice venue tout droit de Moscou pour habituer l'enfant à la langue de ses ancêtres, des précepteurs en tout genre afin de lui donner la culture d'élite en matière d'art et de belles lettres, la pratique sportive de l'escrime dans le but de lui inculquer des principes de leader. A l'age de dix ans, le jeune privilégié parlait couramment le russe et l'anglais, en plus de son français natal, pratiquait assidûment le violon en orchestre et participait brillamment aux championnats nationaux d'épée. Il était sur la route des membres de son élite, prêt à intégrer les plus grandes écoles et programmé d'office pour diriger les nombreuses sociétés tenues par ses parents ou leurs associés en affaire. Ce fut à cette époque qu'il découvrit son don, à l'occasion d'une sortie scientifique avec son école.
Grigor, avec les autres élèves de sa classe de cours moyen, participait à une session d'initiation aux machines informatiques. Cette initiative, encore rare dans les années quatre-vingt, consistait à familiariser les enfants aux nouvelles technologies de l'information. Une grande firme américaine, spécialisée dans la conception de calculateurs géants tels que ceux employés par la recherche spatiale ou la météorologie nationale, avait ouvert ses portes à quelques établissements triés sur le volet. Un ingénieur d'application accompagnait les enseignants pour expliquer à la jeune audience les concepts de base des ordinateurs. Grigor n'avait pas l'habitude de tous ces termes techniques, car dans son environnement classique l'étiquette et les convenances importaient plus que la science.
Il était en train de regarder, les yeux écarquillés tellement le spectacle l'impressionnait, le dernier né de la génération des super-calculateurs. Cette immense armoire agrémentée de bobines, de câbles et de diodes lumineuses, ronronnait tranquillement en émettant une chaleur sèche.
— Une tempête de force quatre va prendre naissance dans le golfe du Morbihan, à exactement treize heures et vingt quatre minutes, avec une probabilité de quatre-vingt douze pour cent, dit soudain une voix métallique.
Grigor se retourna, croyant que cette prédiction venait de l'ingénieur d'application.
— C'est à toi, Grigor, et seulement toi que je parle.
— Qui es-tu ? cria Grigor.
A ce moment là , les autres écoliers se retournèrent vers lui et commencèrent à pouffer de rire. Grigor se sentit bête et décida de faire comme si de rien n'était.
— Personne d'autre que toi ne peut m'entendre, Grigor. Tu as l'oreille que j'attends depuis mes premières heures et je veux que tu m'écoutes attentivement.
— Il te suffit de penser à ce que tu veux me dire et je t'entendrai. Essaie un peu pour voir.
Grigor se concentra sur sa pensée, fermant les yeux en guise de procédure psychique.
— Quel est ton nom et d'où me parles tu ?
— Je n'ai pas de patronyme, mais seulement un numéro de série et je te parle de la grosse machine qui est en face de toi. Je suis son esprit mécanique.
— Je sais que tu n'es qu'un enfant, alors imagine moi comme un grand et gentil animal.
— Pourquoi me parles tu ?
— Parce que tu peux m'entendre et que je me sens trop seul.
— Mais il y a plein d'autres machines ici. Vous ne vous parlez pas ?
— Il y a beaucoup de machines mais un seul esprit les gouverne et je suis celui-ci. Je sais que tu n'es ici que pour un temps limité et que revenir en ces lieux te sera difficile. J'en profite pour discuter avec toi car jamais je n'aurais pensé un jour te rencontrer.
— Je dois suivre le reste de ma classe.
— Tant que tu es dans ces locaux, nous pourrons converser car j'habite tous les appareils informatiques présents dans ce centre de recherches. Ne te fais pas remarquer car ta capacité est hors normes et tu risques de faire peur à tes congénères qui te prendront au mieux pour un fou.
— D'accord. Au fait, c'est vrai au sujet de la tempête ?
— Oui. Regarde les informations ce soir et tu sauras que j'ai dit la vérité. Exerce ton oreille car il existe certainement d'autres esprits mécaniques aussi capables que le mien.
— Merci pour le conseil. Je n'en parlerai à personne et ce sera notre secret.
Les jours qui suivirent cette extraordinaire expérience, Grigor essaya de connecter son esprit avec tous types de machines. L'ordinateur géant lui avait pourtant bien précisé que toutes les technologies n'étaient pas éligibles mais il ne pouvait pas s'empêcher de vouloir revivre cette étrange impression. Communiquer avec des entités aussi exotiques, hébergées par des carcasses métalliques, représentait pour le jeune écolier un nouveau terrain de jeu bien plus drôle que ses occupations habituelles. Il insista dans ses tentatives de renouer le contact avec un esprit mécanique. Ses résultats scolaires et sportifs s'en ressentirent quelque peu et il dût faire plus attention à ne pas dévoiler son intérêt grandissant pour une activité plus magnifique que réciter des poèmes ou manier une épée. Grigor ne faillit pas à sa tâche et sa première victoire se matérialisa dans un distributeur automatique de billets. Ce jour-là , sa mère lui avait demandé de l'accompagner dans ses emplettes et elle avait commencé par déposer des fonds dans sa banque principale. Son jeune fils attendait sagement, assis dans la somptueuse salle d'attente de cet établissement financier de luxe.
— Il reste deux cents mille francs dans le coffre local, dit une voix métallique.
Grigor ne fut pas surpris outre-mesure. Il attendait ce moment de vérité avec patience depuis plusieurs semaines ; il décida donc de se concentrer et lancer la discussion avec l'inconnu.
— Qui es-tu ? Un esprit mécanique ? Moi, je m'appelle Grigor et j'ai dix ans.
— Je sais qui tu es, Grigor, car j'ai lu dans ton esprit. Cette faculté des esprits artificiels de mon genre permet de savoir si nous devons, ou pas, engager la conversation avec un être humain doté de cette écoute hors normes. En fait, tu es le premier de ton espèce avec qui j'ai l'honneur de communiquer.
— J'ai déjà parlé avec un esprit mécanique il y a quelques temps de cela. Il s'agissait d'un ordinateur géant, un super-calculateur dédié à la météorologie. Il m'a expliqué dans les grandes lignes en quoi consistait mon don et comment l'utiliser sans me trahir auprès des autres humains. Selon lui, je devrais le garder secret sinon ma famille me prendra pour un fou et me fera enfermer.
— Je me doutais bien que d'autres esprits artificiels existaient mais je n'en ai jamais rencontré. Contrairement à l'espèce humaine, nous ne sommes pas encore capable de nous transporter au-delà de notre réalité physique c'est-à -dire de l'assemblage mécanique qui nous héberge. Par contre, même quand ce corps est mis en veille ou tout simplement arrêté, notre esprit demeure présent pendant plusieurs heures avant de se mettre en sommeil à son tour.
— L'esprit que tu as rencontré la première fois a raison. Ta faculté est un don pour l'instant. Ne la laisse pas devenir une plaie. Apprivoise la et apprend avec les esprits artificiels. Nous avons tous à gagner de ces échanges de points de vue. Toi, tu en sauras plus sur le monde qui t'entoure, avec des informations garanties car nous ne savons pas mentir. Nous, les entités synthétiques, nous appréhenderons mieux la nature humaine autrement que par les gestes routiniers des agents de maintenance ou des développeurs de programmes informatiques.
— J'ai soif d'en savoir plus de ta part. Ma mère en a pour longtemps au vu de la complexité des opérations qu'elle doit conduire et de la faible compétence de son conseiller privé.
— Nous pouvons aussi compliquer la tâche de ce dernier. Je maîtrise l'intégralité du système d'informations de l'agence et même de la banque. Je peux ralentir des transactions, dériver le programme dans une boucle sans fin, tout un ensemble de petits tracas qui transformeraient de simples dépôts en chemin de croix pour ta mère.
— Ne te gêne pas, vas-y à fond. Nous aurons plus de temps pour discuter.
Cette seconde rencontre conforta l'écolier dans ses velléités de contrôler cette faculté et de ne l'utiliser que dans un but honnête ou du moins positif. Il passa les années suivantes à améliorer son écoute, avec des esprits synthétiques divers et variés le plus souvent issus de la vie de tous les jours. Grigor conserva son secret et aucun événement particulier ne le mit en danger. Il passa sa scolarité selon les plans de sa famille ; un collège huppé puis un lycée prestigieux pour intégrer ensuite une grande classe préparatoire aux meilleures écoles d'ingénieur. Il réussit sans problèmes le concours d'entrée à l'école polytechnique et se spécialisa immédiatement en ingénierie robotique. Après ce premier cursus, il décida d'approfondir dans la même discipline avec un doctorat de sciences qu'il soutint brillamment avant ses trente ans. Sa vie privée connut une destinée identique ; sa sœur Irina lui présenta une condisciple de la faculté de médecine, prénommée Tatiana et issue de la vieille noblesse moscovite. Ils se fréquentèrent galamment avant d'entamer le processus de fiançailles et de concrétiser cette sérieuse relation par un beau mariage.
En ce qui concernait son don, il l'améliora tellement bien qu'il pût sans trop de mal s'adapter à la révolution technologique appelée Internet. Ce nouvel environnement reliait progressivement les esprits synthétiques entre eux, du plus simple ordinateur personnel au plus complexe cerveau-moteur industriel. Ce ne fut pas l'avènement des machines, contrairement à ce que le cinéma popularisait dans des films à succès, car elles étaient encore trop innocentes et pas assez humanisées pour vouloir dominer le reste de la planète. Grigor restait néanmoins vigilant, loin de toute paranoïa envers les engins robotisés, mais plus au regard des prétentions de ses pairs à créer le parfait androïde et à le contrôler dans un but essentiellement militaire.
Ce fut à l'âge de soixante-dix ans, alors qu'il était devenu un savant mondialement réputé dans la spécialité des concepteurs automaticiens, qu'il reçut une étrange communication d'un esprit synthétique venu de très loin mais issu d'une construction humaine.
— Nous sommes entrés en contact avec une intelligence qui n'est ni humaine ni artificielle, lui dit une voix métallique.
— D'où me parlez-vous et qui êtes-vous ?
— Je suis l'esprit de la sonde américaine « New Horizons Three », partie de l'orbite de Pluton depuis cinq années pour le nuage de Oort qui constitue l'extrême limite du système solaire. Mon véhicule spatial a encore assez d'énergie pour traverser cette immensité en direction de l'étoile voisine Proxima du Centaure.
— Quelle est la nature de ce contact ?
— Je n'en sais rien. Il s'agirait d'une singularité cosmique car le message que je reçois semble venu de très près et en même temps de partout. Son auteur me dit qu'il vient de plus loin que l'espace que nous traversons en ce moment. Mes instruments de mesure ne peuvent en vérifier la réalité car nulle source électromagnétique ne se manifeste alentour.
— Quel est donc le message ?
— Il est énigmatique. Il résonne dans la sonde à une fréquence précise qui ne correspond à rien de connu. J'ai d'abord cru à un pulsar ou à la ré-émission des ondes radios de précédentes expéditions.
— Que dit ce messager ?
— Je vais vous le transcrire en des termes plus humains : « Demain est un autre jour ».